Les dessous de la CAN : une histoire footballistique et sociale complexe
Et si la fin du match sifflée avant la fin du match voulait dire quelque chose
L’image du sport rassembleur est aujourd’hui sûrement trop usée. Utilisée dans tous les articles, titres de documentaires, conversations de supporters… Mais dans un monde qui serait en perte de repères collectifs, un monde dans lequel les jeunes seraient de plus en plus individualistes, rassemblés seulement fictivement grâce à leurs écrans de lumière bleue, le sport semble souvent une solution facile.
Nous avons tous connu la ferveur d’un stade, nous avons tous vu les images des Champs Elysées ce 15 juillet 2018, nous avons tous des souvenirs de la Coupe du monde de 1998, même alors que nous n’étions pas né. Oui le sport rassemble, oui le football rend plus fier de son pays que n’importe quel politicien. Mais le sport rassemble aussi au-delà des frontières nationales, les règles du football sont connues de tous au-delà les différences nationales, culturelles, linguistiques…
La Coupe d’Afrique des Nations (CAN), montre cette volonté de se rassembler pour jouer, gagner, et vivre ensemble, volonté encore plus forte alors que le monde cherche à imaginer de nouveau une réalité non aseptisée, ni distancée. La CAN illustre la difficulté à imaginer ce « monde d’après » que l’on voudrait à la fois si différent et en même temps tellement comme avant (selon la formule chère à Mr. Macron). Mais elle montre aussi le lien historique et social fort entre football et politique.
La CAN rassemble tous les 2 ans depuis 1957, 24 équipes nationales africaines ayant réussi les phases de qualifications. Elle se joue en deux parties, une phase de poule : 6 poules de 4 équipes, et une phase de matchs éliminatoires dans lesquels les 16 meilleures équipes sont qualifiées.
Cette année l’édition de la CAN 2022 a été remportée par le Sénégal, à la suite de cette victoire, le gouvernement a déclaré un jour férié en l’honneur de l’équipe nationale. Le symbole est fort. En effet, les jours fériés commémorent souvent des événements ayant fait la grandeur et l’unité de la Nation.
Cette victoire des « Lions de Teranga » est la victoire de toute une nation et en fait sa grandeur. Cet événement symbolique souligne une nouvelle fois, s’il le fallait, le lien entre sport et société. Dans de nombreux pays africains, et notamment maghrébins, le football, formant un groupe social, joue un rôle à part dans la construction d’une société civile. Les tribunes des stades deviennent des places publiques où la liberté d’expression, si elle n’est pas garantie, est moins surveillée. Le football devient un espace où les sentiments et les pensées politiques peuvent s’exprimer, dépassant les enjeux sportifs et cristallisant parfois les tensions. On peut alors assister à des scènes violentes, comme cela a été le cas lors de la CAN.
Les tribunes des stades deviennent des places publiques où la liberté d’expression, si elle n’est pas garantie, est moins surveillée. Le football devient un espace où les sentiments et les pensées politiques peuvent s’exprimer, dépassant les enjeux sportifs et cristallisant parfois les tensions.
Historiquement le football a eu une place à part dans le combat nationaliste pour l’indépendance. En effet, face aux clubs sportifs fermés où seuls les citoyens français pouvaient s’inscrire, des mouvements contre les colonisateurs forment leurs propres équipes de football comme le club cairote Al Alhy FC (Le national), en 1907, ou le Wydad Athletic Club formé à Casablanca en 1937.
Rapidement des matchs entre clubs « coloniaux » et « indigènes » deviennent les prémices des conflits pour l’indépendance. En Algérie, le FLN a compris très rapidement le pouvoir du football. Le football et le sport en général a le pouvoir de rassembler un peuple, de galvaniser le patriotisme. Qui ne s’est jamais retrouvé à soutenir son équipe nationale alors que vous venez de découvrir l’existence même du curling ?
Le FLN crée alors son équipe le « Onze de l’indépendance ». Elle offre tous les week-ends la possibilité aux indépendantistes de se retrouver dans les tribunes en tant que supporters et ainsi discuter politique entre deux cris de supporters. L’ équipe a disputé des matchs internationaux dès 1958, étant ainsi une voix de l’Algérie indépendante, alors qu’elle n’existait pas encore officiellement politiquement.
Des années après l'indépendance, l'équipe nationale conserve un rôle central dans la culture populaire algérienne. Rôle qui transcende les frontières. Le 18 décembre 2021, les supporters algériens ont bruyamment fêté la victoire des « Fennecs » sur les champs Élysées. Dans ce contexte, la défaite lors des phases de poules de la CAN a été encore plus dure. Sur un plan purement sportif, l’Algérie était un des favoris, championne d’Afrique en titre, ayant remporté la Coupe Arabe quelques mois avant. Mais sur le plan purement supporter la désillusion a été d’autant plus dure que les attentes étaient grandes.
Dans des États où la participation politique est censurée - parti unique, fort contrôle des organisations syndicales - les Ultras, groupes de supporters, deviennent des instances privilégiées de la vie politique et sociale de la cité, et du pays. Si les Ultras peuvent être bruyants, voire violents, ces groupes sont souvent la seule façon d’extérioriser la colère contre les violences et injustices subies.
Les Ultras ont ainsi joué un rôle important lors des révolutions des printemps arabes, étant un groupe social organisé depuis longtemps. Ils ont appris durant ces années à chanter ensemble pour supporter leur équipe. Chanter en rythme et juste, au risque d’être stoppé par le « chef d’orchestre » du groupe et de devoir recommencer le chant. Ils ont aussi, à travers leurs oppositions avec la police, développer des stratégies pour lui faire face.
De plus, les supporters composant les groupes d’Ultras sont souvent jeunes, au chômage, issus de classes moyennes ou défavorisées, ils sont donc très à l’écoute et sensible aux revendications portées par les Printemps Arabes. On observe ainsi une politisation croissante des Ultras lors des Printemps Arabes.
En Egypte, le groupe d’Ultras Ahlawy, qui supporte le club historique Al-Ahli SC, s'est hissé sur le devant de la scène politique après la tragédie de Port Saïd. Le 1er février 2012, les supporters du Al-Ahli se trouvent pris entre les supporters de l’équipe d’Al-Masry et la police, qui ne fait rien pour les protéger. Il y aura 74 morts et des centaines de blessés. Suite à cet événement, et choqué par l’inaction de la police et de l’État, qui ne cherche même plus à protéger sa population, les Ultras Ahlawy écriront et diffuseront une chanson nommée Hikaytna, qui signifie « Notre histoire » en français.
Quand nous sommes arrivés, le football était plein de mensonges et de tromperies :C'était une distraction, et un masque pour l'autorité.
Ils essaient de le polir et d'en faire l'affaire du pays :
Ils ont oublié le stade, rempli de milliers de personnes.
[Ils essaient de tuer] l'idée de plus en plus. L'injustice est partout.
Je n'oublierai jamais ton passé,
Tu étais l'esclave du régime.
Quand la révolution a éclaté, nous sommes descendus dans les rues de toute la nation :
Nous sommes morts pour la liberté et la chute des têtes corrompues.
Nous n'avons pas encore fini, car le régime continue de donner des coups de pied :
Les chiens de la police intérieure du [régime] et l'injustice est partout.
[Ils essaient de] tuer la révolution de plus en plus.
Le mot "liberté" vous rend fou !
Peu importe la brutalité du gardien, c'est une poule mouillée contre ma voix.
On l'a dit dans le stade, devant des millions de personnes :
À bas le régime qui tue notre génération chaque jour.
Ils nous ont piégés et ont fait l'impensable :
Ils ont tué nos amis les plus précieux, et le rêve des jeunes.
À Port Saïd, les victimes ont vu la trahison avant la mort.
Elles ont vu un régime qui présente le chaos comme sa seule alternative.
Ce régime pensait que son emprise le rendrait intouchable.
Et que le peuple révolutionnaire s'agenouillerait devant le pouvoir militaire.
Plus maintenant ! Lâchez plus de vos chiens [police], et répandez le chaos partout.
Je ne vous ferai jamais confiance, et ne vous laisserai pas me contrôler un jour de plus.
À Port Saïd, les chiens [voyous du régime] ont été lâchés sur le peuple.
Lorsque le SCAF a ouvert les portes, ils [les voyous du régime] ont foncé sur le peuple, semant le chaos et tuant les jeunes les plus précieux.
Parmi eux [les jeunes], il y avait des ingénieurs, des travailleurs, et des enfants aussi.
Ils sont morts, alors que leur rêve était de mettre fin à votre régime [militaire].
Oh, SCAF, vous êtes des bâtards.
Combien d'argent vaut le sang d'un martyr ?
Vous avez vendu notre sang à bas prix : pour protéger le régime dont vous faites partie.
Si avant les Printemps Arabes, les chants des Ultras avaient seulement pour but de supporter un équipe dans un stade, les sujets de ces chants se sont largement politisés comme le montre les paroles de Hikaytna. Les stades deviennent alors des lieux de politisation, et les chants des discours politiques efficaces. Les paroles des chansons sont faciles à retenir, elles ont une force émotive importante, ce qui permet à une majorité de personnes de s’identifier. Les chants touchent ainsi une plus grande audience, et notamment les personnes les moins politisées.
Au Maroc aussi, les chants des Ultras deviennent des discours politiques contre les gouvernements, pour dénoncer la corruption et médiatiser la détresse et la désillusion de la jeunesse. La chanson « Fi bladi Delmoudi » (Dans mon pays, ils m’ont fait du tord) du groupe Ultras Eagles, formé en 2017 montre cet activisme au sein des groupes de supporters. Les Ultras seront bannis des stades pendant quelques années. Ils ne seront ré autorisés qu’après 2 ans, alors que le Maroc défendait sa candidature pour être le pays hôte de la Coupe du Monde de football 2026.
Ohé ohé ohé ohé
Dans mon pays on m’a fait du tort
Ohé ohé ohé ohé?
A qui me plaindre
Ohé ohé ohé ohé
Me plaindre au bon Dieu?
Ou me plaindre au Grand Seigneur
Ohé ohé ohé ohé
Y a que lui qui est au courant.
On vit dans le brouillard
On veut la tranquillité
! Ô Seigneur, aide-nous à la victoire
Ils nous ont bombardés
Avec le haschisch de Ketama
Ils nous ont laissés.
Comme des orphelins
On réglera nos comptes.
Dans l’au-delà
Vous avez gâché et écarté
Tous les talents
Vous vous êtes accaparés du pays.
En distribuant ses richesses aux riches étrangers
Vous avez opprimé des générations
Ohé ohé ohé ohé
Et vous avez tué la patience
Ohé ohé ohé ohé
Vous avez commencé la provocation
Ohé ohé ohé ohé
Et vous avez tué la patience
La peur que vous avez créée
Vous nous l’avez imposée
Pour mieux régner.
Vous avez jugé à huis clos
Pour des flamas
Vous avez interdit le tifo.
Vous avez traité d’émeutiers
Ceux qui prenaient la parole.
Avez-vous oublié combien vous avez applaudi
Quand vous les avez récompensés par la prison ?
Le Rajaoui, vous lui avez gâché
Sa vie, son travail, ses études
Parce que vous n’avez pas compris la patience.
Ohé ohé ohé ohé
Désolée la famille,
Ohé ohé ohé ohé
Ya trop de ragots sur mon compte,
Ohé ohé ohé ohé
Ils me passent au-dessus de la tête
Ohé ohé ohé ohé
Juste comprenez-moi
Chaque jour les mêmes ragots
A la maison, dans la rue
Et qu’est-ce que la Verte vous a donné ?
Tu as perdu toute ta vie elle-même,
Tu t’es sacrifié pour elle.
Tu ne l’as jamais abandonnée,
Ô mes amours, comprenez-moi
Pourquoi voulez-vous me séparer
Du Raja qui me console?
C’est le dernier mot que j’ai
Je l’écris avec mon cœur
Et les larmes aux yeux;
Ohé ohé ohé ohé
Repentance à Dieu.
Ô Seigneur, accepte notre repenti
Les paroles de « Fi bladi Delmoudi » soulignent cette désillusion de la population face à un gouvernement corrompu, et aux échecs des révolutions des Printemps Arabes de 2011. La chanson sera reprise dans plusieurs manifestations dans le monde arabe, notamment lors des Hirak marocain et algérien, commencés en 2019.
Les chansons des Ultras ne sont pas le seul lien entre chanson, politique et sport au Maroc. En effet, l’hymne marocain est lui-même intrinsèquement relié à l’histoire footballistique. En 1969, le Maroc n’avait pas d’hymne. Ils avaient bien gardé le pseudo hymne de la période du protectorat français : l’hymne chérifien. Mais rien n’était officiel.
En 1969, les « Lions de l'Atlas » sont qualifiés pour la première fois à la Coupe du Monde de 1970 au Mexique. Le problème ? Ils n’ont pas d’hymne pouvant être chanté avant le match. Ils reprennent alors la musique de « L’hymne chérifien » et les paroles sont écrites par le poète Ali Skalli Hussaini. L’hymne est écrit dans un arabe soutenu, loin du dialecte marocain, les footballeurs ne connaîtront donc pas bien leur hymne quelques mois après.
Qu’ils soient pro ou anti régime ces exemples montrent le lien fort entre politique et monde sportif, et notamment le monde du ballon rond au Maroc.
La CAN 2022, à fait parler d’elle de par ses originalités. Ses erreurs d’arbitrages : arbitre sifflant la fin du match… 5 minutes avant la fin du match lors du match Tunisie-Mali. Ses difficultés auxquelles font face les équipes : les Comores ont dû placer un défenseur dans les cages en l’absence de gardien (tous blessés ou covidés), et scotché le numéro 3 du gardien sur le maillot du défenseur. Mais elle a aussi été le centre de l’attention pour des événements plus noirs, comme la mort de 6 personnes lors de mouvements de foules à la fin du match opposant les Comores et le Cameroun. Cette médiatisation tend à faire oublier l’histoire complexe de ces Etats africains et le rôle du football dans la construction d’une culture nationale et populaire complexe.
Source :
Coline Houssais, « Ne parler que des clubs de foot », Wahed, août 2018