À l’université, la performance dans l’air du temps
Public : qui concerne le peuple dans son ensemble, à l’usage de tous, accessible à tous. Synonymes : collectif, commun, par opposition à privé.
“Accessible à tous”, cela fait bien longtemps que l’Université publique ne l’est plus si seulement elle l’a un jour vraiment été. Alors qu’à l’automne 1968 le centre universitaire expérimental de Vincennes ouvre grand ses portes, en 2017, Parcoursup éclôt à contre-courant. À l’idéal d’un savoir accessible au plus grand nombre se substitue une Université close, verrouillée, sélective. Un algorithme classe et trie l’étudiant qui n’est plus qu’un numéro de dossier parmi des centaines de milliers d’autres. Tout se produit comme si l’avenir nous glissait lentement entre les doigts ; pendant plusieurs mois, nous voilà dessaisis de notre puissance d’agir, et à la confusion s’ajoutent l’angoisse, la détresse, la peur de ne pas trouver sa place.
Sélection et mérite
Derrière le manque effectif de places au sein des différentes formations universitaires se cache en réalité le manque de moyens, le refus d’embaucher davantage d’enseignants pour remédier à des cursus pourtant surchargés. Pour masquer cette réalité, le mythe de la méritocratie plane encore et toujours au-dessus de nos têtes : si l’on sélectionne, ce serait uniquement pour valoriser le plus méritant, pour récompenser le meilleur, pour réitérer encore et encore que l' “on a rien sans rien”. Il suffit néanmoins d’observer les conséquences de cette vaste opération de tri pour savoir qu’il n’en est précisément rien. Loin de valoriser l’effort et le mérite individuel, la sélection contribue davantage à la reproduction sociale, mettant presque immédiatement de côté les candidats au capital culturel le plus faible, opérant une distinction entre les établissements d’origine. Pourtant, le mythe s’entretient. En quelques clics, voilà le parcours d'une jeune lycéenne ficelé : si contrairement à d’autres elle n'obtient pas ce qu’elle désire, c’est parce qu’elle n’aura simplement pas assez travaillé. Au milieu de toute cette frénésie où l’autre semble n’être qu’un obstacle à sa propre réalisation, c’est le règne de la jalousie, de la compétitivité. Pour gagner sa place dans l'enseignement supérieur, il faut saper l’indéterminé, attester de sa motivation, et surtout prouver ce qui nous différencie, ce que l’on a de plus, ce que l’on a de meilleur.
Mais à quoi servent donc les intellectuels ?
« Devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi.” En 2000, la conférence de Lisbonne officialise dans cette phrase indigeste l’ambition de l’Union Européenne en matière d’enseignement supérieur : il s’agit désormais de faire du savoir un enjeu économique, de le transformer en investissement, de le rendre compétitif et de faire de la connaissance un instrument au service de la croissance.
Ce qui nous attend, c’est une Université-usine chargée de produire de la main d'œuvre pour les grandes boîtes, une Université-entreprise où prime la novlangue managériale, où étudiants, professeurs, secrétaires et personnels d’entretien sont invités à être toujours plus productifs, toujours plus performants.
En 2022, lors du Congrès de France Universités, Emmanuel Macron dénonce les taux d’échecs et d’abandon en première année de licence, qu’il qualifie “d’intolérable gâchis”, un gâchis auquel il faut bien entendu remédier. À l’université aussi, le temps c’est de l’argent : pas une minute à perdre, il faut faire vite, faire mieux, faire davantage. Car la préoccupation première n’est plus de former les étudiants dans un domaine spécialisé. Il s’agit bien au contraire pour la faculté d’être le "plus efficacement professionnalisante". L’Université de demain est celle qui n’est plus qu’un moyen en vue d’une fin : l’insertion sur le marché de l’emploi.
“Vincennes, l’université perdue”
Dans son documentaire réalisé en 2016 et disponible sur Arte, Virginie Linhart raconte l’histoire oubliée du Centre universitaire expérimental de Vincennes, créé dans la foulée de mai 68 par le ministère d’Edgar Faure, sur proposition d’un collectif d'enseignants. La “forêt pensante”, dont les arbres seront rasés en 1980, redonne un nouveau souffle à l’enseignement supérieur : une toute autre façon de penser la faculté se dégage , plus libre, plus heureuse, plus révolutionnaire aussi. En parlant de ce lieu mythique, l’un de ses anciens étudiants observe qu’“on est d’une certaine façon nulle part”. Dans cet ailleurs où bacheliers, ouvriers et non-diplômés peuvent entrer sans conditions, les années ne sont pas décomptées, les certificats et les cours magistraux n’existent pas. Étudiants et professeurs sont assis côte à côte, échangent sur la philosophie, le cinéma, la psychanalyse, la littérature, les arts… Gérard Miller, ancien étudiant de Vincennes et aujourd’hui psychanalyste décrit une expérience qui, à l’heure de Parcoursup, sonne comme un songe: “le savoir passait dans toutes les salles, vous entriez, personne ne vous demandait rien, et pendant deux heures, vous écoutiez quelque chose qui sans doute allait vous marquer pour toute votre vie.”
En bref, voilà à quoi ressemblerait une université “ouverte à tous”, une université pour les jeunes et les moins jeunes où règnent la curiosité, l’ouverture aux autres, le désir d’apprendre et, quelque part, celui de se transformer. Éradiqué physiquement (il ne reste aujourd’hui plus qu’une clairière), le modèle universitaire qu’entendait proposer Vincennes s’est lui aussi évaporé, certainement trop en dehors du monde pour continuer à exister.
Pour aller plus loin :
https://journals.openedition.org/ries/2411
https://boutique.arte.tv/detail/vincennes_universite_perdue