L’arrivée de la surveillance de masse en France

Révélations Snowden en 2013, espionnage des câbles sous-marins, accusations par la fédération internationale des ligues des droits de l’homme (LDH) contre la DGSE (direction générale de la sécurité extérieure) en 2015, déclarations inquiétantes de Vodafone, oppositions suscitées lors de la pandémie de Covid… Se pencher sur ce sujet, c’est plonger dans un flot d’informations contradictoires jusqu’à s’en faire tourner la tête. Pour commencer, rappelons-le, la surveillance de masse non ciblée est l’espionnage des communications électroniques et téléphoniques d’un grand nombre de personnes, parfois même de pays entiers. 

Pendant longtemps, c’est l’Angleterre qui restait le pays le plus surveillé du monde, mais la Chine l’a vite rattrapée. Aujourd’hui, c’est presque impossible de ne jamais avoir entendu parler de leur fameux Crédit Sésame. « Ce qui est bien avec Crédit Sesame, c’est son nom. C’est que pour gagner ou perdre des points, vous n’avez pas vraiment besoin de jouer. Un algorithme calcule en effet les données fournies, et cela donne un score. Un score de bon citoyen, qui permet de voir si vous suivez bien la ligne du parti communiste » (Claude Guibal, France Inter). Largement pointé du doigt dans de nombreux documentaires (Tous surveillés : 7 milliards de suspects d’ARTE étant un des plus populaires), la Chine n’est pourtant pas le seul pays problématique quant à son utilisation de la surveillance. 

Pourquoi s’en préoccuper en France ? 

En 2021, la “loi de la sécurité globale” est définitivement adoptée par l’Assemblée nationale. Cette loi avait heureusement perdu du terrain grâce aux oppositions associatives et aux manifestations en mai de cette même année, mais était parvenue à faire passer plusieurs décisions potentiellement problématiques : autorisation pour les policiers et gendarmes d’être armés, en dehors de leurs services, dans un établissement recevant du public / renforcement de l’utilisation des caméras individuelles / élargissement de l’accès aux vidéos de surveillances / renforcement des pouvoirs de la police en matière de fouilles et palpations. 

La menace terroriste et les attentats comme porte d’entrée 

Les attentats, et par extension l’insécurité générale dans laquelle cela a pu projeter beaucoup de citoyens, a eu un poids indéniable dans la balance. Car les réactions de protection et d’anticipation après ces tragédies sont aujourd’hui des moyens qui peuvent rendre sceptique. On dénonce les fameuses “boites noires” qui seraient parsemées dans nos réseaux de communications pour filtrer les échanges et détecter les dangers. En 2015, après les attentats de Charlie Hebdo, un nouveau projet de loi avait été mis en place, impliquant l’interconnexion globale de tous les fichiers (y compris ceux de la Sécurité Sociale, particulièrement fournis) dans le cadre des enquêtes policières. Idem avec l’élargissement des “possibilités de surveillance” dans les lieux publics et le recours aux IMSI-catcher (antennes-relais factices qui espionnent les téléphones, encore largement problématiques en 2023). Les réactions à ces attaques, légitimes après de tels traumatismes, n’ont pas tardé à alerter bon nombre. 

Une vague de protestations inquiètes s’était également fait entendre lors de l’épidémie de Covid-19. Pass sanitaire quasiment obligatoire, limitation des mouvements, caméras thermiques et recours aux drones pour surveiller les attroupements, il y avait de quoi hausser un sourcil circonspect. Des logiciels sont testés, comme Datakalad, My connect, ou encore Two-I. Une entreprise française, spécialiste des logiciels d’hypervision, annonce en grande pompe la sortie de Vigilance, un logiciel de traitement d’images et d’analyse de données, initialement pensé pour la gestion urbaine mais « rebrandé » pour la crise du Covid. Lors de la présentation du logiciel, sur un fond de cartographie d’une ville, jaillissent en temps réel des alertes : « accident de voiture », « embouteillage », mais aussi « fièvre », « station surpeuplée », « absence de masque » ou « distanciation sociale ». En cliquant sur ces points, le contrôleur du logiciel accède au contenu vidéo en live. Des filtres lui permettent de vérifier la température corporelle des citoyens ou de consulter une batterie de statistique” (Clément Pouré et Clément le Foll) 

Tandis que les internautes échangeaient sur leurs inquiétudes de surveillance liée au pass covid et aux applications de santé via la toile d’un Google ou des réseaux sociaux qui collectent sans doute bien plus de données eux-mêmes, l’argument sécurité explosait dans les campagnes électorales qui suivaient. 




Jeux Olympique de 2024, une excuse de plus ? 

Le mardi 31 janvier de cette année, le Sénat adopte largement un projet de loi pour la protection des Jeux Olympiques 2024 qui fait polémique  : « Le gouvernement souhaite se doter d’un nouvel outil, par la vidéoprotection avec algorithmes, qui analysent en temps réel les images pour détecter certains événements prédéterminés considérés comme anormaux. Après le scandale du Stade de France, l’exécutif pense aux mouvements de foule, mais aussi aux attroupements suspects, un colis abandonné, ou pourquoi pas une personne qui court dans le sens inverse du déplacement de la foule » (François Vignal, Public Sénat). Bien que la reconnaissance faciale ait été écartée par ce projet, il est déjà annoncé que le dispositif dépassera la durée des Jeux Olympiques pour les « manifestations sportives, récréatives ou culturelles » jusqu’au 25 juin 2025. Le sénateur Thomas Dossus accuse le « cheval de Troie ». 

Face aux incidents qui se sont déroulés lors de la finale de la Ligue des Champions en mai 2022 au Stade de France, le Parlement a décidé d’un projet de loi reposant sur l’expérimentation de la vidéosurveillance intelligente. Son but ? Assurer la sécurité des manifestations sportives, récréatives et culturelles exposées à des risques et éviter des débordements similaires à ceux de l’année passée. Cette loi relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 a été adoptée le 12 avril 2023 et présentée par la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra. Celle-ci consistera en une intelligence artificielle capable de détecter en temps réel des événements prédéterminés tels que les mouvements de foule, les sacs abandonnés ou des comportements jugés suspects dans des lieux accueillant des manifestations, à leurs abords et dans les transports en commun. 

La loi Olympique prévoit également d’améliorer la coordination des forces de sécurité. En effet, le projet envisage d’étendre le champ des images de vidéoprotection visibles par les agents de la RATP et de la SNCF et les compétences du préfet de police de Paris durant la période des jeux. Il permettrait d'élargir la procédure de "criblage" (enquêtes administratives de sécurité ) aux fan zones ainsi qu'aux participants aux grands évènements, comme les athlètes et leurs délégations, les médias ayant l'exclusivité des droits de retransmission ou les partenaires, comme les sponsors. Enfin, il autoriserait  le recours à des scanners corporels à l’entrée des stades et des autres enceintes sportives, récréatives ou culturelles accueillant plus de 300 personnes.

Amélie Oudéa Castéra, ministre des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques © Samuel Kirszenbaum pour “Le Monde”

Ainsi, cette intelligence artificielle permettrait de fluidifier les contrôles et d’éviter des goulots d’étranglement en demandant tout de même l’accord des individus au préalable ; notamment pour les scanners corporels. 

Mais qu’en est-il des libertés de chacun ? Cette loi n'impacte-t-elle pas la notion de “liberté individuelle” ? Rappelons que la notion de liberté individuelle existe depuis des siècles et est inscrite comme le principe fondamental d’une démocratie grâce au texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Cette loi Olympique porterait atteinte ainsi à ces droits reconnus aux individus. C’est pourquoi Amnesty International s’est vivement opposé à ce projet. En effet, l’organisation jugerait la surveillance de masse comme étant  un risque de porter durablement atteinte au droit à la vie privée et à la liberté d’expression. Mais pas seulement. Selon Katia Roux, la responsable plaidoyer “Technologie et droits humains” à Amnesty International France,  cette loi olympique favoriserait les discriminations à l’encontre d’individus spécifiques, notamment les sans-abris et les personnes marginalisées. Selon elle, « déterminer ce qu’est un comportement suspect est très subjectif. Cette classification risque de refléter les choix stigmatisants de la police ». 

Katia Roux, Responsable plaidoyer à Amnesty International France, s’exprimant sur BFMTV au sujet de la loi Olympique © capture d’écran BFMTV

Parallèlement, les 38 organisations de la société civile (OSC) partagent le même avis qu’Amnesty International. Elles estiment que la surveillance de masse entrave aux libertés civiques et aux principes démocratiques ; et comme contraire au droit international relatif aux droits humains. Alors, pour s’opposer à cette loi, ces ONG ont rédigé une lettre ouverte afin de proposer aux députés d’envisager le retrait de l’article 7 (celui concernant l’utilisation de l’intelligence artificielle) et de consulter la société civile en ouvrant un débat sur cette question. 

Ce texte permettrait de légaliser ce qui n’est pas encore inscrit dans le droit français. 

Certains décident de condamner les portes

Plusieurs villes françaises décident de lever le pied quant à cette surveillance sécuritaire, ou même de complètement s’opposer à ces nouveaux moyens. La ville de Grenoble, sans doute la plus connue d’entre toutes sur ce sujet, en est un premier exemple. En 2015, le maire Éric Piolle déclarait la ville comme une “zone hors surveillance” et prenait des mesures strictes pour limiter l’utilisation de la vidéosurveillance dans les lieux publics. La municipalité a également instauré un système de messagerie sécurisée pour protéger les communications de ces citoyens. Mais Grenoble n’est pas une exception, Nantes s’était engagé à protéger la vie privée et les droits de ses habitants en refusant l’utilisation de la reconnaissance faciale en 2019 dans ses caméras. Notre capitale avait elle aussi adopté la méfiance puisque Anne Hidalgo avait annoncé en 2020 le refus de cette même technologie. 

Eric Piolle, maîre de Grenoble, a mis en place des “zones sans surveillance” dès 2015 © DR, La Tribune Auvergne Rhône Alpes



Aujourd’hui, de nombreux individus et organismes s’opposent à la surveillance de masse, souvent considérée comme une atteinte à la vie privée et aux libertés individuelles pour plusieurs raisons.  Dans un premier temps, la surveillance de masse implique la collecte et l’analyse de données personnelles, et cela, à une grande échelle, constituant ainsi une violation de la vie privée des individus. Parallèlement, cela crée un sentiment d’insécurité et de méfiance, car les citoyens possèdent le droit légitime de mener leur vie quotidienne sans être constamment surveillés. Ensuite, il y a un danger potentiel d’une surveillance abusive c’est-à-dire que les gouvernements ou les entités chargées de la surveillance de masse disposent d’un accès illimité aux données des citoyens. Il existe alors un risque de détournement de pouvoir. En effet, les informations collectées peuvent être utilisées pour des activités de contrôle politique, de répression des dissidents ou de discrimination, menaçant ainsi les droits fondamentaux et libertés individuelles des individus. 

Un autre argument qu’il est possible de soumettre à une opposition à la surveillance de masse est sa faible efficacité dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité. Malgré les arguments en faveur de la surveillance de masse pour des raisons de sécurité, certains soutiennent que ces mesures ne sont pas efficaces pour prévenir le terrorisme ou la criminalité de manière significative. Il est souvent avancé que des méthodes ciblées et proportionnées sont plus efficaces et respectueuses des droits individuels. Pour finir, il est possible d’avancer l’argument économique et technologique. La mise en place de systèmes de surveillance de masse à grande échelle peut nécessiter d'importants investissements économiques et technologiques. Ces ressources pourraient être utilisées de manière plus productive dans d'autres domaines, tels que l'éducation, les soins de santé ou la lutte contre la pauvreté.


Ainsi, la surveillance de masse doit prendre en compte les préoccupations éthiques, légales, sociales et économiques de la société. Un équilibre entre la sécurité et la préservation des libertés individuelles est nécessaire. 


Au final ? 

De l’intemporel 1984 d’Orwell à Black Mirror ou encore Minority Report, les limites entre fiction et prévision sont toujours aussi floues. Le tournant vers une surveillance de masse abusive se trouverait-il au cœur de notre génération ?  Un scepticisme éclairé reste sans doute notre meilleure option. Car après tout, si une partie de cette surveillance ne dépend pas de nous, nos choix en permettent une certaine tranche. Pour consulter  un article de presse gratuitement, ou tout simplement par fainéantise de lire avec attention un cadre qui pop-up, nous sommes bien ceux qui acceptent les cookies ou cochent les autorisations de localisations… Notre responsabilité ne se trouve pas seulement dans une prise de conscience de cette problématique, mais aussi dans nos choix personnels et quotidiens. 


Pour aller plus loin > 

https://www.ouest-france.fr/societe/espionnage-la-dgse-accusee-de-surveillance-de-masse-3320341

https://www.lemonde.fr/blog/bugbrother/2016/09/13/pour-en-finir-avec-la-surveillance-de-masse/

https://www.centrepatronal.ch/actualites/numerique/surveillance-telecommunications-revision-qui-va-trop-loin/

https://reporterre.net/JO-2024-la-France-championne-de-la-surveillance-de-masse

https://www.ladn.eu/tech-a-suivre/comment-surveiller-aujourdhui-technologie/

https://usbeketrica.com/fr/article/videosurveillance-big-data-notation-citoyenne-la-chine-black-mirror

https://www.lemonde.fr/sport/article/2023/04/12/paris-2024-le-parlement-adopte-le-projet-de-loi-olympique-et-son-projet-phare-de-videosurveillance-algorithmique_6169257_3242.html

https://www.hrw.org/fr/news/2023/03/07/france-rejeter-la-surveillance-dans-la-loi-sur-les-jeux-olympiques-202

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