La fantasy comme échappatoire au réel ou le bovarysme moderne 

Qui n’est jamais resté les yeux accrochés sur le mur, à se demander pourquoi la vie mérite d’être vécue si nous sommes privés de tout ça suite au visionnage ou la lecture de nos œuvres préférées ? Qui n’a jamais expérimenté la frustration abominable du monde réel ?

Finalement, nous sommes nombreux à être des Emma Bovary, obsédés par nos rêves et désillusionnés par notre réalité. C’est aussi la question obsessive de Proust : faut-il mieux vivre dans le monde littéraire ou dans la réalité sociale ? 

Jules de Gaultier définit ce mouvement dans son œuvre de 1892 Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de Flaubert comme « la faculté départie à l’homme de se concevoir autrement qu’il n’est, sans tenir compte des mobiles divers et des circonstances extérieures qui déterminent chez chaque individu cette intime transformation ». Mais comment se matérialise ce symptôme dans la littérature  Young Adult contemporaine ?

Pourquoi la fantasy ?

Même s’il serait sans doute passionnant de tenter de conceptualiser cette frustration d’un point de vue philosophique et même métaphysique, j’ai choisi de m’y pencher par le prisme littéraire et plus particulièrement avec le genre imaginaire par excellence : la fantasy. Pour cause, ce genre d’origine anglo-saxonne explose depuis plusieurs années, et le regain de la littérature grâce aux réseaux sociaux et aux communautés de lecteurs en a fait un genre essentiel (avec la romance et le young adult). Dans Le rôle prescripteur des communautés de fans en fantasy, Anne Besson rappelle que le rôle de ces communautés de lecteurs n’est pas un phénomène nouveau dans les genres de l’imaginaire. « Du fait de leur statut illégitime dans le champ littéraire, ces genres doivent leur développement à des lecteurs passionnés qui représentent un soutien non négligeable et dont le poids est décuplé par les possibilités offertes par l’ère numérique. ». Mais si genre fonctionne aussi bien, surtout chez les jeunes adultes et représente une majorité du contenu des influenceurs du BookTok, c’est pour ses possibilités infinies. 

Saint Georges pourfendant le dragon, tableau de Paolo Uccello, v. 1456 : un épisode hagiographique devenu un cliché des récits de fantasy. ©Wikimédia

Un paradis artificiel

La fantasy, c’est avant tout la porte ouverte sur tous les possibles d’écritures. Plus besoin de réel pour cloisonner l’imagination, plus d’obligations scientifiques, plus de limites à la puissance des personnages. C’est un genre qui prend le contre-pied de la modernité industrielle et fait régner le merveilleux dans des cadres imaginaires de tout temps. La seule règle serait la cohérence (et encore, il suffit de lire de la weird fantasy pour remettre cela en question) et la séduction du lecteur. La lecture de fantasy fait partie d’un large panel de fuites qu’utilisent nombreux d’entre nous pour faire de la place dans le quotidien. Mais est-ce par simple plaisirs ou par idéalisation narcissique et lâcheté ? 

« Alors, sous des airs de libération, l’évasion engendre une aliénation ; loin de nous apaiser, elle amplifie le mal-être » constate la psychanalyste Florence Lautrédou. 

Fuir les problématiques du quotidien, le rythme de vie qui semble las et terne pour plonger dans un monde où tout est possible… N’est-ce pas vivre par procuration ? La fantasy répond à ce besoin d’imaginaire personnel très fort dans notre génération, nos day dreams, nos fantasmes narcissiques, toujours alimentés davantage par notre accès démentiel à la pop culture. Une nécessité quasi absolue pour certains, qui ne peuvent plus s’endormir sans se plonger dans la suite des péripéties de leurs doubles fantastiques. L’absence de bordures du genre fantasy en fait un attirant démon pour bâtir nos propres pérégrinations d’esprit. 

©BnF

Une mobilisation de ressorts anciens ? 

Néanmoins, la fantasy est un pan de la littérature qui n’a pas forcément une image reluisante dans les hautes sphères, dites « classiques » du monde littéraire. Ce dédain encore présent en France vis-à-vis de la fantasy a entraîné une absence de critiques sur l’effet de la fantasy en tant que telle. Car après tout, comme toute littérature, la fantasy est un puissant véhicule idéologique. Et ces univers, très souvent divisés en peuples et en race ou la blancheur de peau est largement associée à la pureté et la supériorité (En passant par les elfes du Seigneur des anneaux à Game of Thrones à Daenerys qui sauve vaillamment les esclaves qui finissent par la vénérer comme une déesse), sont souvent organisés de façon assez archaïque, manichéenne, pour ne pas dire assez idéologiquement raciste. 

« Les gens se tournent vers les royaumes de la fantasy pour y chercher stabilité, vérités ancestrales, axiomes immuables. Et les moulins du capitalisme les leur fournissent. La fantasy marchande recycle les vieux thèmes pour les dépouiller de leur densité intellectuelle et éthique, et pour changer leurs intrigues en violence, leurs acteurs en marionnettes, leurs vérités premières en platitudes. »

-Ursula K. Le Guin, écrivaine de fantasy et de science-fiction (Cycle de Terremer, Cycle de l’Ekumen

Cette autrice plébiscitée qui refuse de créer des univers manichéens dans ses œuvres, qui refuse la guerre comme métaphore morale pour ses personnages, est une des rares qui a véritablement pointé du doigt les « clichés » du genre et leurs problèmes. Et en matière de vieux principes dans la fantasy, il n’y a pas que les divisions des peuples pour répondre à l’appel… Dès que la romance s’en mêle, toutes les problématiques d’inégalités de rapports entre les protagonistes se rajoutent à la liste. 

À quel point ces fantasmes et ces mondes imaginaires ont-ils un impact dans nos réalités ? Quand on regarde des phénomènes d’inclusion de l’irréel dans le réel comme Pokémon Go, Ingress, ou encore « les romans dont vous êtes le héros » il n’est pas compliqué de constater la demande des consommateurs d’un imaginaire présent dans leurs réalités. D’un point de vue littéraire, des réseaux de fanfictions aux plateformes comme Wattpad, les lecteurs ne veulent plus se contenter d’observer l’imaginaire d’un autre, mais ils veulent approfondir le leur pour le partager à leur tour. 

Néanmoins, comme nous le faisait subtilement remarquer Diderot dans ses contes, que les lecteurs soient sur leurs gardes face à leurs lectures, car leurs prises de position face au récit ou la stimulation même de leur empathie n’est jamais laissée au hasard. Et quand la fantasy a une influence directe sur notre double vie onirique, il faut redoubler d’attention. 

Et concernant notre frustration du réel, finalement, la solution, ce ne serait pas un peu de surréalisme ?  Pour Anne-Laure Gannac, c’est celle qui « redonne du prix au quotidien. Qui l’enchante. Les surréalistes arpentaient les rues de Paris en quête de rencontres, d’objets et de coïncidences sublimes, non pas parce qu’exceptionnels mais parce que regardés comme pour la première fois et dans le souci d’y voir la beauté ». Car si notre imagination a la capacité de modeler notre façon de penser plus ou moins directement, pourquoi n’aurait-elle pas le pouvoir d’influencer notre rapport même à l’environnement ?

Pour aller plus loin :

Définition de BOVARYSME - Cnrtl

https://theconversation.com/existe-t-il-un-remede-au-bovarysme-du-xxi-siecle-170125

https://www.psychologies.com/Bien-etre/Prevention/Hygiene-de-vie/Articles-et-Dossiers/Cinq-idees-pour-se-ressourcer/Besoin-d-evasion-que-cherchons-nous-a-fuir

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