« Mediacrash : qui a tué le débat public ?», éloge d’une information libre et indépendante
Le film n’a pas été autant diffusé que cela, pourtant, il mériterait une large couverture médiatique et une audience record. Peut-être que sa diffusion plus qu’intimiste depuis le 16 février a joué, peut être que la diffusion d’un tel documentaire au cinéma a quelque chose à voir. Pourtant, ces une heure et vingt-cinq minutes sont salutaires au débat public. « Il y a ce que vous voyez, ce que certains souhaitent que vous voyiez, et que vous ne voyez pas. »
« Il y a ce que vous voyez, ce que certains souhaitent que vous voyiez, et que vous ne voyez pas. »
Elle est journaliste à Mediapart, anciennement chroniqueuse à Quotidien. Lui, est réalisateur et producteur de documentaire d’investigation chez Premières Lignes – qui produit notamment « Cash Investigation » d’Élise Lucet - ils se sont alliés le temps d’un documentaire pour dénoncer l’emprise qui se tient sur les médias : Mediacrash, qui a tué le débat public ?
Hyper concentration, pression, instrumentalisation sont désormais monnaie courante dans la production de l’information publique. Information qui pourtant a toujours été vue comme un quatrième pouvoir : celui de le contredire. Comme disait alors Honoré de Balzac en 1840 dans la revue parisienne « Si la presse n’existait pas, il faudrait l’inventer ». Pourtant, le contre-pouvoir médiatique s’est essoufflé, n’est plus aussi effectif qu’avant, a disparu. « Et les grands perdants de ce jeu, ce sont les citoyens. »
Si la presse n’existait pas, il faudrait l’inventer ». Pourtant, le contre-pouvoir médiatique s’est essoufflé, n’est plus aussi effectif qu’avant, a disparu. « Et les grands perdants de ce jeu, ce sont les citoyens. »
Révéler des censures et des autocensures par peur de représailles, raconter les coulisses des grands médias, dessiner des pressions quand elles ne sont pas ressenties par les acteurs ; c’est tout l’objet de ce documentaire. Retraçant des plus petits aux plus grands des scandales, c'est une démonstration de fond qui s’immisce sur la toile. Interviews de journalistes, archives, conversations téléphoniques, tout y est pour prouver la mainmise des patrons et des responsables politiques sur les médias.
L’hyper concentration médiatique, un danger évident pour la pluralité de l’opinion publique.
Tout part d’un constat, celui de l’hyper concentration médiatique, jamais aussi importante qu’aujourd’hui. 9 milliardaires pour les plus grands médias français poursuivant, à leurs yeux, un but uniquement économique. La grande interrogation survient alors : comment le privé peut-il défendre le public tout en y conservant des intérêts forts ? Les plus grandes cibles de ce film sont, sans grandes surprises, Vincent Bolloré – Canal +, Lagardère : Europe 1, Paris Match etc., Prisma Media – et Bernard Arnault – Les Échos, Le Parisien – mais cela aussi aurait pu être Martin Bouygues –détenteur de TF1 –, Patrick Drahi – BFM-TV, RMC et en partie Libération et L’Express –, Xavier Niel – en partie Le Monde, l’Obs, Télérama – ou François Pinault – Le Point–, la famille Mohn – M6, RTL, GALA–, ou enfin Marie Odile Amaury – L’Équipe.
Mais les milliardaires ne sont pas la seule cible ; les personnalités politiques font aussi l’objet d’un passage au crible de leurs actions surtout celles qui ont, visiblement contraint les médias à ne pas révéler des scandales d’États.
Vincent Bolloré, milliardaire, acquéreur de Canal +, homme aux grandes ambitions médiatiques, est lui la première cible de ce documentaire. De son acquisition de Canal + à sa refonte puis à l’immixtion de Zemmour à outrance sur ses chaînes en passant par la censure déguisée de certains médias ; tout y est.
Valentine Oberti et Luc Hermann reviennent en profondeur sur tous les scandales provoqués par Bolloré. La banalisation d’Éric Zemmour ? Tout prouve que c’est lui qui l’a orchestrée demandant au candidat – journaliste – polémiste de réaliser une chronique par jour sur CNEWS ; s’engageant à ne pas le « lâcher au premier dérapage ». Mais ce n’est pas seulement l’introduction fine de ses idées sur les chaînes qu’il possède ; c’est aussi la volonté de contrôle de médias qu’il ne possède pas.
En 2014, alors que Le Monde publie un article mettant en cause les conditions de l’attribution d’un terminal de conteneurs à Abidjan par le groupe Bolloré. Dans les deux années qui suivent, le journal est privé de publicité par l’agence Havas qui appartient au groupe Bolloré engendrant une perte de plusieurs millions d’euros pour le journal (le directeur de la rédaction du Monde chiffre les pertes à 5 millions par année) et le contraignant à démarcher en privé des grandes marques. Si Le Monde décerne ici une pression exercée par Havas, le groupe la dément. Par ailleurs, il est intéressant de constater que la pression Bolloré fonctionne puisque quelques mois plus tard c’est une série d’été à l’honneur du milliardaire et de sa conquête de l’Afrique qui a été publiée. Le rédacteur en chef du Monde Afrique de l’époque ne voit ici pas de réponse à une forme de pression exercée par le groupe.
C’est aussi par les moyens légaux que Bolloré s’attaque aux médias qui ne vont pas dans son sens. En 2016, le milliardaire a attaqué par trois fois en justice les journalistes d’une émission de « Complément d’Enquête » révélant que des mineurs travaillaient dans une plantation d’huile de palme appartenant au groupe.
Le documentaire pourrait uniquement porter sur Bolloré et ses démonstrations de zèles quant à la possession des médias tellement elles sont importantes. On ne reviendra pas là sur les volontés de privatisation du mot « planète » par le milliardaire ou sur ses velléités de racheter d’autres grands groupes médiatiques comme il l’a fait en investissant massivement dans le groupe Lagardère qui possède Le Journal du Dimanche et Europe 1. Le Monde révélait dans une enquête datant de novembre 2021 que le milliardaire mobilisait toutes ses forces pour peser sur la présidentielle ; et l’importance d’Éric Zemmour dans les sondages en est la preuve.
Mais la démonstration ne s’arrête pas là, elle s’attaque ensuite à Bernard Arnault, PDG du groupe Louis Vuitton Moët Hennessy (LVMH). Le multi milliardaire a fait mener par Bernard Squarcini, ancien directeur des renseignements intérieurs, des opérations d’espionnage, de déstabilisation auprès de plusieurs journalistes cherchant à nuire à sa réputation. Des enregistrements de conversations téléphoniques retracent tout le dispositif mis en place pour faire taire François Ruffin, alors seulement président du journal « Fakir », voulant prendre part, de la façon la plus légale qu’il soit, à une Assemblée générale du groupe pour attaquer LVMH sur ses conditions de travail. Le journaliste Tristan Waleckx, auteur d’un reportage de Complément d’enquête, a aussi fait les frais des volontés de Bernard Arnault pour le faire taire.
Le documentaire finit sur une série de trois affaires concernant les trois dernières présidences de la République et prouvant une volonté d’instrumentalisation médiatique afin de masquer des scandales d’État, instrumentalisation parfois couronnée de succès. Sarkozy, Hollande, Macron, aucun des trois n’y échappe, Oberti et Hermann se replongent dans les dernières plus grandes complaisances de la presse vis-à-vis de l’État, presse qui a sans aucun doute fait l’objet de pression de la part du pouvoir pour minimiser des scandales.
Quelles conséquences de l’emprise médiatique ?
Une heure trente ne suffit sûrement pas à démontrer tous les tenants et les aboutissants d’une concentration médiatique et d’une instrumentalisation de la presse à des fins politiques mais elles suffisent à questionner le spectateur. Comment le pouvoir et les grands portefeuilles sont-ils capables de produire une information qui va dans leur sens sans possibilité de contradiction ? Quel impact de cette production d’information sur le débat public ? Comment assumer une information indépendante quand l’actionnaire principal d’un média cherche à en fixer la ligne éditoriale ?
C’est là toute la tension publique démontrée dans ce documentaire : laisser un intérêt public aux mains d’intérêts privés est dangereux pour la société ; et « les grands perdants de ce jeu, ce sont les citoyens », n’ayant alors plus d’accès à une information libre, fiable et indépendante. Ce qu’il reste à faire alors pour conserver une liberté fondamentale qu’est celle de la presse : soutenir une information libre et indépendante passant par des médias défaits de toute emprise économique.