La crise inflationniste anglaise ou quand l’histoire se répète

En 2022, plus d'un million de journées de travail ont été perdues en Grande-Bretagne à cause de grèves visant principalement à obtenir des hausses de salaires. Alors que se passe-t-il de l’autre côté de la Manche ? L’économie britannique est en très mauvaise posture au niveau international et sa population subit les conséquences d’une crise inflationniste particulièrement sévère depuis près d’un an. Or ce n’est pas la première fois que ce genre de réaction en chaîne a lieu. Détaillons.


Une situation économique désastreuse aux causes multiples


Le Fond Monétaire International prévoit que la croissance de la Grande Bretagne en 2023 sera égale ou inférieure à 0. A ce stade donc, si le pays n’entre pas en récession, il l’évite de peu. Or c’est le seul membre du G7 à être dans une telle situation.

Si la crise du Covid et l’impact de la guerre en Ukraine sur les importations en énergie ont certainement aggravé la situation économique du pays, ces facteurs ne suffisent pas à expliquer le profond décalage de croissance avec le reste des économies de rang mondial. De fait, à l’échelle du G20, le résultat de la comparaison est identique. Le pays se classe à la dernière place de ces mêmes prévisions - exception faite de la Russie, sous le coup des sanctions internationales. Selon un reportage du Financial Times, le Brexit serait la cause la plus importante de cette instabilité économique.

Au niveau financier, la décision britannique de sortir de l’Union Européenne a provoqué une baisse de confiance dans la livre sterling en tant que monnaie au niveau international. Sa valeur a par conséquent baissé, augmentant le prix des importations sans que celui des exportations ne s’aligne sur cette dynamique. Le coût "immédiat" du résultat du référendum est ainsi estimé à 870 livres sterling par foyer. Ce phénomène a récemment été aggravé par le dernier mini-budget, annoncé par le gouvernement de Liz Truss en octobre dernier, et qui a effrayé les marchés financiers.

Pour la population, le Brexit signifie notamment que les petites et moyennes entreprises ont été forcées de réduire leurs exportations de marchandises. En effet, les procédures exigées des entités externes pour commercer sur le territoire de l’Union Européenne sont très complexes. Ces entreprises ont donc perdu certains des contrats qu’elles avaient avec des pays membres, notamment en raison de l'augmentation des coûts, des droits de douane dont ils étaient jusqu’alors dispensés et des délais supplémentaires. Une large part des compagnies a alors déplacé ses bureaux à l'intérieur de l'UE, les profits et les emplois générés par leurs activités ne bénéficiant donc plus au Royaume-Uni. Aussi, les entreprises qui restent reçoivent moins d'investissements que le reste des pays du G7, car elles sont perçues comme moins stables. A titre de comparaison, l’Irlande du Nord, qui bien qu’appartenant à la Grande Bretagne, fait juridiquement toujours partie du marché commun européen attire beaucoup plus d’investisseurs.

Cet accès réduit au plus grand marché du monde, qui constituait jusqu’à présent leur principal partenaire commercial a, logiquement, durement affecté l’économie du Royaume Uni. Les effets évoqués plus haut se doublent en outre d’une crise de l'emploi due à un manque de main-d'œuvre.


Une crise inflationniste à l’origine de tensions sociales majeures


Le résultat concret pour des millions de Britanniques, c’est une crise inflationniste d’une ampleur sans pareil en Europe. Celle-ci s’élève ainsi au dessus de 10% depuis 5 mois. Le coût des produits alimentaires a même augmenté de 16,9% en un an. Cette hausse des prix généralisée provoque inévitablement une baisse du pouvoir d'achat de la population. Le salaire réel moyen est à son plus bas niveau depuis 19 ans. Ce phénomène précarise encore plus les fonctionnaires, dont certains comme le personnel médical doivent faire face à un manque chronique de main-d'œuvre sans avoir été augmentés depuis 10 ans. Une personne sur cinq est désormais considérée comme pauvre.

Cette situation économique désastreuse a mis en marche un mouvement social qui s’est incarné par des grèves en série et des manifestations particulièrement suivies par les salariés du secteur public. Lundi 6 février, les infirmier.e.s et les ambulancier.e.s défilaient encore une fois par milliers dans ce qui est à ce jour le plus large mouvement social au sein du NHS (National Health Service) depuis sa création il a 75 ans. « Nos membres n’ont jamais été aussi déterminés », assure ainsi Mick Whelan, secrétaire général du syndicat de conducteurs de trains Aslef.

Ce contexte socio-économique a enfin induit une situation assez instable sur le plan politique, avec 2 changements de chef de gouvernement en 3 mois fin 2022. Et la réponse de ces gouvernements face à la colère de leur pays fait débat. En conservateurs classiques, ils demandent à la population de faire des efforts le temps que leurs politiques d'austérité rétablissent une certaine stabilité économique. Ainsi le ministre des finance, Jeremy Hunt déclarait-il en décembre dernier : “Pour remettre l’économie britannique sur les rails, nous avons un plan qui contribuera à réduire de plus de moitié l’inflation l’année prochaine – mais cela nécessite maintenant des décisions difficiles.”

The Winter of discontent : Quand l’histoire se répète


Le traitement médiatique de la situation actuelle a mis en avant le fait que les niveaux d’inflation enregistrés constituaient un record depuis “40 ans”. En effet, vers la fin des années 70, le Royaume-Uni a connu une autre période d’inflation marquante. Mais les points communs entre ces deux situations ne se limitent pas aux crises économiques en tant que telles.

La spirale inflationniste dans laquelle fut plongée la Grande-Bretagne, entre le début des années 1970 et le celui du premier mandat de Margaret Thatcher, était aussi en partie due à ses relations extérieures. Tout d’abord, les mesures protectionnistes mises en place par le Président Nixon aux États-Unis en 1971 avaient eu pour conséquence l'augmentation de 10% des droits de douane, affectant les relations commerciales d’une Grande-Bretagne qui n’avait pas encore intégré la Communauté Économique Européenne. Mais le choc économique le plus puissant vînt du choc pétrolier de 1973. Dans le contexte de la guerre du Kippour, les pays de l’OPEP décidèrent en effet de déclarer un embargo : ils réduiraient dorénavant le volume de leurs exportations de pétrole chaque mois jusqu’à ce que leurs revendications soient satisfaites. Cette décision eut pour effet de faire quadrupler le prix du baril de pétrole au Royaume-Uni et déclencha une période de stagflation - qui s’entend comme une combinaison d’un ralentissement de la croissance et d’une hausse des prix.

Les effets de la crise inflationniste provoquée ressemblent également aux réactions actuelles, surtout dans leur ampleur. Dans le but de relancer la croissance, le gouvernement avait demandé un prêt au FMI. Celui-ci lui avait été accordé à condition qu’il plafonne l'augmentation des salaires à 5%. En effet, d’un point de vue purement économique, augmenter les salaires au-delà du niveau de l’inflation alimente le phénomène. Cependant, les travailleurs britanniques qui n’avaient parfois pas eu d’augmentations depuis des années, d’une façon très similaire à ce dont nous sommes témoins aujourd’hui, voulaient que leurs salaires rattrapent la hausse massive des prix qui leur faisait perdre du pouvoir d’achat. Il y eut des grèves en masse. Les plus suivies furent celles des syndicats de mineurs. On en compte ainsi 3 reconduites sur le long terme entre 1971 et 1979. Mais la crise sociale prit une ampleur inédite à l’hiver 1978 lorsque les mouvements de grève existants furent rejoints par les fonctionnaires : les éboueurs, les instituteurs, le personnel de santé et des transports… jusqu’aux fossoyeurs ! La grève la plus marquante à l’époque fut sans doute celle des chauffeurs routiers qui créa des pénuries, notamment alimentaires, ce qui sema la panique parmi les Britanniques. L’hiver 1978-1979 prit alors le nom d’”Hiver du mécontentement”.

Ou presque !

Pour autant, il ne s’agit pas de comparer le Brexit et le reste des causes de l’instabilité actuelle au premier choc pétrolier. La crise économique qui eut lieu dans les années 70 était d’ailleurs en partie due à des phénomènes structurels et à des choix politiques internes. Le Royaume-Uni subissait ainsi les conséquences de la désindustrialisation et de 30 ans d’application de politiques keynésiennes -basées sur l’intervention financière de l’Etat pour relancer la demande- qui avaient fait s’envoler sa dette. Ses entreprises faisaient aussi la démonstration d’une volonté d’innovation limitée en raison du manque de compétition induit par la vague de nationalisations qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale.

De plus, le contexte électoral était différent. Au moment de l'hiver du mécontentement, le parti Travailliste était au pouvoir et en fin de mandat. Ils étaient dans une position d'autant plus précaire que leur politique de limitation des salaires face à la spirale inflationniste était profondément contraire aux attentes de leurs électeurs. Aujourd'hui, les Conservateurs siègent au 10 Downing Street sans obligation de convoquer des élections avant janvier 2025. Dans un pays au système politique bipartite comme la Grande-Bretagne, cette différence est fondamentale.

On peut enfin noter que malgré la mobilisation impressionnante de certaines professions depuis juin 2022, les grèves dont nous sommes en ce moment témoins sont, pour l'instant, loin de mener au même climat de chaos que celles de l'hiver 1978-1979. De fait, l’on compte un peu plus de 500 000 grévistes depuis l’été dernier, alors qu’après les grèves en séries de 1979, 29 474 000 jours de travail ont été perdus. Ce décalage s’explique en partie par la chute du taux de syndicalisation, de 52% en 1982 à 21% aujourd’hui. Or au Royaume-Uni, si l'on n’adhère pas à un syndicat, on ne peut pas faire grève.

Reste à savoir si, comme la lassitude face aux grèves de 1979 avait mené à l’élection de Margaret Thatcher, la colère actuelle portera les Travaillistes au pouvoir.


Pour aller plus loin :

https://youtu.be/wO2lWmgEK1Y https://www.lesechos.fr/monde/europe/en-angleterre-la-grogne-sociale-monte-sur-fond-de-baisse-du-pouvoir-dachat-1413218

https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/01/07/au-royaume-uni-comment-les-syndicats-ont-redecouvert-leur-pouvoir-de-negociation_6156975_3234.html

https://www.france24.com/fr/europe/20230206-la-grande-bretagne-face-%C3%A0-une-mobilisation-in%C3%A9dite-du-personnel-m%C3%A9dical

https://www.arte.tv/fr/videos/107710-280-A/royaume-uni-le-syndicalisme-n-est-pas-mort-il-bouge-encore/

Précédent
Précédent

Je saigne, donc je suis !

Suivant
Suivant

Le succès des boutiques de musées