Le succès des boutiques de musées

L’enceinte particulière du musée légitime-t-elle des achats bien souvent inutiles ? Comment expliquer le fait que l’on se précipite sur les catalogues d’exposition après une visite ? Serait-il nécessaire de se détacher entièrement de la dimension matérielle de l’objet et de notre désir constant de posséder, afin de pouvoir réellement apprécier la valeur de l’art ? 

© MAD, Paris / Christophe Dellière

Les boutiques ou l’illusion d’une continuité dans l’expérience muséale

Il est aisé de constater le succès des boutiques à la sortie des musées : chacun souhaite rentrer avec un porte-clés, un carnet, un crayon, un magnet en souvenir de sa visite. On y trouve aussi des articles vendus à des prix élevés : les foulards en soie ornés du motif de certains tableaux, la vaisselle et le mobilier coûteux, voire les bijoux en métaux précieux font leur irruption dans ces espaces commerciaux. 

 Puisque les boutiques s’inscrivent dans la continuité de l’espace muséal, acheter un souvenir en fin de visite nous procure la sensation d’acquérir une partie des œuvres exposées. L’impression d’emporter chez soi une part du musée et de ses collections incite à la consommation, donc au profit des boutiques de musées. D’autant plus qu’elles proposent des produits à tous les prix : des mugs aux bijoux et aux parures coûteuses, il y en a pour tout le monde. 

Il s’agit un peu du même principe que celui de chercher à photographier l’ensemble des œuvres d’une exposition, ou du moins un maximum d’entre elles. Ce désir de conserver une trace, de posséder d’une certaine manière les tableaux, sculptures et objets d’art nous empêche bien souvent d’apprécier réellement les chefs-d’œuvre qui se trouvent devant nos yeux. Parvenir à seulement les contempler, à prendre le temps de s’en imprégner rendrait nos expériences muséales bien plus agréables. Il est essentiel d’apprendre à regarder une œuvre sans qu’un écran de téléphone portable ne vienne s’interposer entre elle et nos yeux. Ce moment de proximité avec l'œuvre est précieux ; on perd d’ailleurs ce contact avec l’émergence des musées virtuels et des représentations numérisées. On oublie si vite de profiter de ces moments lorsqu’on cherche à tout prix à capturer les œuvres dans la galerie de notre portable – qui n’aura jamais l’aspect spectaculaire et unique des espaces que renferment les musées. 

À la fin des expositions, la vente des catalogues connaît la plupart du temps un grand succès : chacun souhaite acquérir les œuvres vues, ne serait-ce qu’au format papier. Emporter un catalogue d’exposition revient en quelque sorte à emporter l’ensemble de l’exposition, désormais toujours disponible et à portée de main. Conserver ainsi l’exposition sous une forme matérielle, transportable, et à un prix abordable : simple manifestation d’un intérêt pour les œuvres ou acte en faveur d’un désir de vouloir en posséder une partie, que représente sa reprographie ?


© Musée des Confluences, Lyon

Le déclin de l’aura de l’œuvre

Dans son ouvrage L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin s’intéresse à ce qu’il nomme l’aura de l’œuvre, qui selon lui tend à se dissiper avec l’émergence des techniques de reprographie et d’impression. Il étudie les nouveaux enjeux de la production et de la réception des œuvres d’art au XXe siècle, que le développement de la société industrielle a entièrement bouleversés. L’expérience unique qu’est le recueillement devant une œuvre change avec la naissance d’un art reproductible et accessible à tous et à tout moment : cette ère représente pour Benjamin le déclin de l’aura de l’œuvre, autrement dit la perte de son unicité. Dans le domaine de la conservation-restauration des biens culturels, la question de la reproductibilité technique des œuvres se pose : cette nouvelle fonction permet certes une meilleure diffusion du patrimoine et des connaissances culturelles. Toutefois, elle contribue également à une détérioration lente et progressive de ce patrimoine, qui, mieux connu et ainsi plus sollicité, attire davantage de public, donc s’expose à de nombreux risques de dégradation. Ces risques sont moindres pour les collections conservées à l’abri des regards. Ce paradoxe posé par le caractère désormais reproductible des œuvres pousse à la concession : conserver ou diffuser ? Lorsque l’on entre dans une boutique de musée, chaque objet qui nous est proposé est le produit d’une reproduction technique d’une œuvre d’art ; si l’on en croit Walter Benjamin, l’acte même d’acheter dans ces boutiques contribue au déclin de l’aura des œuvres. Carnets, cartes postales, mugs, affiches, ainsi que livres et catalogues d’expositions, sont autant d’objets qui participent à la banalisation des œuvres d’art. À outrance, l’achat de ces produits ne contribue qu’à l’accumulation d’objets sans valeur, au détriment de l’appréciation pure d'un savoir-faire humain qui constitue notre patrimoine commun.

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