Faut-il revoir notre manière d’enseigner la littérature classique ?
Après avoir relu Bel-Ami cet été, un certain nombre de passages du livre m’ont interpellée. Plusieurs scènes semblent banaliser ou légitimer divers cas de violence domestique et conjugale, encourager la manipulation ou encore blâmer les femmes pour l’expression de leurs émotions. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre fictionnelle, la tournure des phrases employée dans ces passages tend à désigner les actes du protagoniste comme habituels, courants, sans grand impact.
Penser les classiques
Les ouvrages que nous nommons « classiques » le sont pour une raison : ils incarnent les piliers de la littérature française, constituent des œuvres de référence et demeurent avant tout d’incontestables chefs-d’œuvre. Les retirer des programmes scolaires n’est par conséquent pas une option. Il paraît essentiel, tout de même, de réviser leur approche et de revoir la manière de les présenter aux élèves. Plus particulièrement, les romans dits d’apprentissage méritent qu’on leur porte davantage d’attention. Ils mettent en scène, pour la plupart, un jeune provincial issu de famille modeste. Ce dernier se fraie un chemin vers la capitale, séduit les femmes de la haute société parisienne sur son passage et trompe, par la même occasion, leurs époux. Il parvient à ses fins grâce à la manipulation, usant de son charme et de sa beauté, en plus d’être doté d’une confiance en soi grandissante et d’une rouerie sans limites.
Alerter, une étape essentielle à la pédagogie
Ne pas dénoncer ces actes revient à alimenter, même de manière involontaire, la culture du viol et des violences faites aux femmes. Dans ce cas, le risque pour les élèves est celui d’assimiler ces violences, tant physiques que psychologiques, à des comportements courants et, avant tout, impunis – Georges Duroy n’est en effet jamais puni, il se tire aisément de chaque situation et cela toujours avec dignité.
L’établissement scolaire étant l’un des principaux lieux de vie des adolescents, l’un des endroits où il apprend à covivre et à forger ses valeurs, il semble essentiel d’en faire un espace de paix et de sécurité. Ce dernier point passe avant tout par la prévention, autant à l’extérieur des salles de classe que dans celles-ci : la prévention devrait en effet faire pleinement partie de la pédagogie. Sans censurer ou plutôt canceller, terme davantage contemporain, il s’agirait d’enseigner ces classiques tout en décortiquant les comportements nocifs qui y figurent, afin d’alerter les élèves à leur propos.
Alertés, les élèves disposeraient des clefs nécessaires afin d’éviter de reproduire ou de subir ce genre de comportement. Les jeunes filles, en particulier, apprendraient à se protéger des attitudes manipulatrices et violentes auxquelles elles sont plus susceptibles d'être exposées.
Cet extrait de la page 269 de Bel-Ami m’a particulièrement marquée, en raison du sens implicite des phrases suivantes : « Il eut envie de sourire. Comment aurait-il abusé d’elle en ce lieu ? » C’est la précision « en ce lieu », porteuse d’ambiguïté, qu’il est essentiel de souligner : Duroy affirme de manière indirecte, mais affirme tout de même, son désir d’abus de Mme Walter. Il est nécessaire de pointer ce genre de détail, qui s’avère n’en être pas un ; il est fondamental de commenter ce type de passage, non pas pour porter tel ou tel jugement sur un auteur ou sur son œuvre, mais pour prévenir. Pour alerter, dénoncer, protéger grâce à l’éducation, et relever des actes inscrits, à tort, comme banals dans l’imaginaire collectif.