Décryptage - Grèves hollywoodiennes, témoins d’une crise du cinéma ?
En mai 2023, les scénaristes entament l’une des plus grandes grèves de l’histoire de Hollywood, rejoints en juillet par plus de 160 000 professionnels du petit et grand écran. A l’origine du conflit, les rémunérations jugées insatisfaisantes et la montée en puissance de l’intelligence artificielle. Si cette crise du cinéma impacte tout le secteur du divertissement, elle reste symptomatique d’un déséquilibre grandissant entre l’industrie californienne et les plateformes de diffusion.
Scénaristes, un conflit en trois points
À défaut d’une rémunération proportionnelle (soit un revenu calculé sur la base des recettes générées par la diffusion), les plateformes de streaming rémunèrent les scénaristes par “droits résiduels” fixes. Les scénaristes doivent se contenter d’une prime de rediffusion dont le montant fixe n’est pas à la hauteur du succès mondial de certaines productions (comme Bridgerton et Stranger Things).
D’autre part, le succès des sites de streaming ajoute une pression supplémentaire pour les producteurs : face à la perte de profits au cinéma (en raison de la pandémie et de la grande accessibilité des plateformes en ligne), les investisseurs encouragent les producteurs à faire plus de bénéfices en rognant sur les dépenses. Dès lors, c’est toute une filière qui en souffre, avec en première ligne les scénaristes dont le taux et le temps d’embauche, d’ores-et-déjà faibles, continuent de baisser. La WGA (Writers Guild of America) n’hésite pas à dénoncer cette démarche comme une tendance à la gig economy (« économie du petit boulot ») qui ferait vite basculer les scénaristes dans le monde de la freelance.
Face à ces revendications, les studios tentent un démenti : la forte demande en scénarios implique une hausse de l’embauche qui se traduit par une explosion de l’argent consacré à la rémunération des scénaristes. Ainsi, 491 millions de dollars leur auraient été versés en 2021 contre 333 millions en 2010. Quant aux plateformes dénoncées, celles-ci se défendent et disent peiner à atteindre le seuil de rentabilité. Elles seraient alors contraintes de mesurer les dépenses, et ce, aux dépens de la profession.
Une grève inédite qui débouche sur de nouvelles négociations
Dès leur entrée en grève, les scénaristes hollywoodiens ont mis l’ensemble des célèbres late-night-shows sur pause. De la même manière, de nombreuses grosses productions de films et séries (entre autres le deuxième volume de Dune et la seconde partie de Mission Impossible 7) se sont vues retardées de plusieurs mois, soit une perte de plusieurs millions de dollars pour les producteurs : d’où la nécessité d’en finir, et vite.
Après plusieurs négociations musclées entre le WGA et l’AMPTP (Alliance of Motion Picture and Television Producers - chargée de la défense des studios), le syndicat des auteurs obtient un accord satisfaisant le 26 septembre 2023, après 4 mois de lutte. Celui-ci prévoit entre autres une revalorisation du salaire et des mesures de protection contre l’utilisation de l’intelligence artificielle. La ratification du contrat s’est faite le 9 octobre 2023, soutenue par 99% des votants selon la WGA (qui représente 11 500 scénaristes américains).
Du côté des acteurs, le combat prend fin
La grève, débutée en juillet par les acteurs et autres professions sous les feux de la rampe, a aussi pris fin. Si, au début des négociations, l’AMPTP estimait à 800 millions de dollars le coût des revendications de la SAG-aftra (qui était alors, selon le syndicat, surévalué de 60%), la valeur du contrat obtenu ce mercredi 8 novembre atteindrait le milliard de dollars. Les acteurs pourraient désormais bénéficier :
d’une augmentation du salaire minimum (7%)
de dispositions en matière de consentement ainsi que de compensations liées au risque représenté par l’intelligence artificielle
d’une prime inédite de rediffusion financée par les plateformes de streaming
d’une élévation des plafonds de retraite et de santé
Ces dispositions sont complétées par d’autres mesures complémentaires pour l’ensemble des artistes du petit et grand écran. L’accord ayant été validé par le syndicat de la profession, il faudra néanmoins attendre l’approbation de cette nouvelle convention collective (par vote) avant la ratification dudit contrat.
Quelles conséquences pour le consommateur ?
Plus qu’un retard des films et séries prévus pour la fin d’année, les grèves hollywoodiennes coûteraient environ 5 milliards de dollars à l’industrie californienne (Milken Institute). Pour Warner Bros Discovery, la note s’élève entre 300 et 500 millions de dollars d’ici fin 2023. Un coût qui se reporte naturellement sur le consommateur, notamment avec la hausse du prix des abonnements aux plateformes de divertissements. En effet, si Disney + et Prime Vidéo ont déjà réévalué leurs tarifs, Netflix est contraint de s’aligner (en parallèle de sa lutte contre le partage de compte).
Enfin, à défaut d’une augmentation du prix du billet, les répercussions en salle se manifestent en partie par l’augmentation du temps à l’écran. A l’image des récentes sorties d’Oppenheimer (3h01) et Killers of the Flower Moon (3h26), la production de films longs vise à encourager le déplacement des spectateurs en salle – ceux-ci préféreraient l’expérience de la salle de cinéma aux distractions potentielles du domicile. Cette stratégie économique à double tranchant reste reprochée par le public.
Mieux comprendre les enjeux : place de cinéma et rémunération de la chaîne de production - L’exemple français
Plus qu’une sortie culturelle, aller au cinéma signifie avant tout rémunérer toute une économie du divertissement. Pour rappel, voici la répartition moyenne des revenus permis par l’achat d’une place de cinéma :
C’est dans la part réservée au distributeur que se joue la rémunération de la production du film. Lors de la réalisation du film, le contrat passé avec le distributeur (qui finance sa diffusion et sa promotion) implique un investissement. Les bénéfices perçus par la production dépendent de l’amortissement du film. Ainsi, s’il ne parvient pas à atteindre le seuil de rentabilité, c’est toute la chaîne de production qui est impactée : d’où l’absence d’une rémunération proportionnelle des scénaristes et des acteurs. Ce modèle de rétribution constitue une prise de risque pour des professions aux revenus déjà incertains. Dans la guerre entre industrie du cinéma et géants du streaming, les plus petits maillons de la chaîne cherchent avant tout à s’assurer une stabilité.