Les bouquinistes solidaires : une nouvelle manière d'aborder sa façon de consommer

S’il vous est arrivé de flâner le long des quais de Seine à Paris, vous avez déjà rencontré ces drôles de boîtes abritant de nombreux livres anciens, jaunis, qu'on définit précisément par le mot « bouquins » d'où l'on tire le nom de ces marchands « bouquinistes ».

On y apprend l’art de se perdre au milieu de livres hétéroclites, comme au détour d’une vieille bibliothèque chez nos grands- parents. C’est surtout l’occasion d’offrir une seconde vie à ces livres, et de repenser le loisir, si anodin, de la lecture.  En effet, c’est peut-être dans ces 220 boîtes emblématiques du patrimoine culturel Français que se cache le secret d'une nouvelle façon pour concevoir la manière dont on consomme. C'est ce postulat qui nous emmène dans une librairie solidaire où l'on donne aussi bien que l'on achète, et chaque achat devient en lui-même un geste de lutte contre la pauvreté. 


La lecture de seconde main: une pratique plus écoresponsable?


Si le plaisir de lecture est loin d'être l'activité la plus polluante, l'industrie du livre représente sa part d'émission de carbone, soit en moyenne 1,3 kg de carbone (source Actu Environnement) par livre produit. Cela peut sembler anecdotique, mais envisager le livre sous l'angle de sa production peut être un point de départ vers une posture plus écoresponsable de prise de distance face à une forme de surconsommation. En effet, la plupart de nos achats littéraires sont voués à un usage unique avant de prendre la poussière. Selon le Syndicat des Librairies Françaises, 420 millions d'exemplaires seraient vendus chaque année, avec 810 000 titres disponibles sur le marché du livre, et 75 000 nouveautés s'y additionnent chaque année, un chiffre qui a triplé en 30 ans. L'industrie du livre est un marché foisonnant qui tend doucement à s'élargir via le numérique représentant 9,32% des ventes en 2021 selon le Syndicat National de l'édition. Cette transition numérique n’est pourtant pas présentée comme une solution moins polluante et énergivore. L’achat de livres de seconde main, dans des grandes enseignes comme Gibertjoseph, en brocantes ou dans des petites librairies solidaires de quartier, s’inscrit dans un geste de décroissance, au même titre qu’acheter ses vêtements sur Vinted. Mais c’est aussi se sensibiliser au fait de revendre et de donner ses livres pour les autres. 


Lire sans vider ses poches



Les nombreux nouveaux titres ou rééditions permettent chaque année aux librairies d’avoir des rayons bien remplis. Celles-ci peuvent pourtant paraître inaccessibles en raison des prix des livres neufs. Depuis la loi Lang sur l’uniformisation des prix des livres de 1981 (qui ne s’applique pas dans les DROMs où les livres peuvent être plus chers) on estime que le prix moyen d’un livre en France est de 11,49 euros, et de 7,59 euros pour les livres de poches. D’après des analyses des prix du collectif  Livre Attitude, la moyenne des prix des 100 meilleures ventes papier de 2020 se situe pour les ouvrages destinés aux études supérieures à 15,18 euros, 19,99 euros pour le droit, et 17,64 euros pour les ouvrages sur l’art, cinéma et musique. Ceci souligne une problématique d’accès aux livres pour les étudiants, malgré les bibliothèques universitaires, à laquelle ne peuvent pas vraiment répondre la plupart des librairies solidaires qui ne sont pas spécialisées. Du reste, aller en librairies solidaires ou d’occasion,  c’est trouver des ouvrages en bon état à des prix cassés, divisés par 2 voire par 3 par rapport au neuf. La seconde main propose ainsi une alternative d’accès à la culture et au loisir de lecture pour les jeunes, et pour toutes personnes en situation de précarité. Ceci, grâce aux dons et à la revente de nos livres.


Le principe des librairies solidaires associatives: acheter un livre devient un geste en soi

Et si acheter un livre était un moyen d’aider les autres?  C’est l’objectif que semble défendre des librairies solidaires associatives telles qu’à l'association Oxfam (Oxford Committee for Famine Relief ), confédération d'associations caritatives pour lutter contre le pauvreté et pour le développement. A Paris, on les retrouve rue Daguerre (14ème) et rue Saint-Ambroise (11ème), et nous sommes allées à leur rencontre. Dans ces librairies, où le maître mot est la solidarité, ce ne sont presque que des bénévoles, et un stockage qui fonctionne uniquement sur les dons.

Yann Dintcheff, responsable de la libraire Oxfam rue Saint-Ambroise (11eme), nous présente sa librairie en quelques questions. 



 > A quoi peut-on s'attendre lorsque l'on va dans votre librairie?

“ En général, lorsque l’on entre dans une librairie on a une idée en tête. Chez nous on se laisse surprendre par ce qu'il y a. Ça peut arriver que l'on trouve le livre exact que l'on voulait mais c'est comme prendre un ticket de loto. Même les ultras classiques comme les Trois mousquetaires nous ne les avons pas toujours. Nous, nous avons ce qu'on nous donne. Un jour, par exemple, nous avons eu la plus belle discographie de musique brésilienne de tout Paris, avec des choses très belles, parce que quelqu'un nous avait donné la collection d'une vie. Une autre fois, nous avions récupéré tout un ensemble de livres très pointus sur la mode, que des étudiants ont acheté dans leur intégralité. Cela dépend vraiment du moment. Je ne saurais pas vous dire ce que nous aurons demain.”




> Quel est le principe d'une librairie associative comme celle d'Oxfam ?

“Toutes les recettes des ventes de la librairie reviennent à l'association Oxfam qui lutte contre la pauvreté à un niveau international. Nous faisons partie d' Oxfam France, qui est membre d'une fédération internationale avec un pot commun pour aider à développer le réseau d'action de l'association. Notre signature c'est le pouvoir citoyen. C’est-à-dire que nous informons à la fois les citoyens, et avons une action politique au travers de plaidoyers pour faire voter ou améliorer des lois existantes. ”




> Que recherchez-vous chez les bénévoles ?

“Il y a 18 bénévoles dans cette boutique, surtout des retraités, ou des jeunes en année de césure, ou bien toujours en activité avec créneaux du week-end. Je crois beaucoup à l'intelligence collective. La personne qui s'occupe des Beaux arts, je ne lui demande pas d'avoir fait l'école du Louvre mais d'avoir une curiosité pour la chose. Souvent les bénévoles arrivent avec une idée intellectuelle de la librairie, avec des matières nobles comme la littérature classique ou le théâtre, qui sont souvent déjà prises en charge. Moi, ce que je recherche c'est davantage : j'aime le tricot et je vends des livres sur le DIY, ou bien la diététique, ou bien le sport.”




> Quels sont les maîtres-mots de votre boutique ?

“ L'idée c'est de vendre à tous. Par exemple, nous avons souvent une collection importante de livres jeunesse. Nous vendons aux enfants, à leurs parents, aux intellos, aux gens qui ont envie de se détendre en  lisant du roman de gare, du policier léger, sans se faire les senseurs du bon goût. Je crois que c'est ce qui plaît dans le quartier : nous ne sommes pas chers, avec des livres de bonnes qualités à prix cassés, nous sommes bien rangés, et nous sommes une association.”




> Où sommes-nous pour les tranches de prix ?

“Tout ceci sera revendu le tiers du prix neuf sauf si le livre est sorti cette année: dans ce cas il sera vendu la moitié. Parfois les livres qui ont pris un peu de valeur sont donc plus chers, et si ils ne sont plus disponibles chez l'éditeur nous nous mettons au moins cher du moins cher pour un état similaire sur le marché de l'occasion.”


> Comment faire un don ?

“Vous venez tout simplement, tous les jours du mardi au samedi de 11h à 19h, nous prenons vos livres même abîmés. Nous prenons aussi les CD, DVD, vinyles mais pas les cassettes ou jeux vidéos”.


> Y a-t-il des ouvrages que vous ne prenez pas et que l’on ne doit pas s’attendre à trouver ?

“ Avec l'expérience nous savons ce qu'on ne vendra jamais et nous ne le prenons plus, parce que ce qui n'est pas vendu finit à la poubelle à papier. D'abord les dictionnaires, encyclopédies, manuels scolaires ou tout ce qui ressemble à des cours, de la méthode de langue à l'analyse de texte. Ensuite, il y a ce qui n'a jamais été publié aux grands publics comme les collections d'abonnés (ex : France loisir). Ce qui n'a jamais été vendu comme un livre offert par un libraire dans le cadre d'une opération promotionnelle. Ce qui a été donné à la suite d'une conférence ou d'une visite, ou encore les compléments et magazines. Aussi, on ne prend pas les livres obsolètes dont les données ne sont plus à jour (informatique, lois, guides de voyages, livres sur l'actualité sociétale et économique écrits par des journalistes et économistes). Les livres doivent être en français, à l'exception de livres en anglais uniquement du genre de la fiction.”



Un petit geste comme acheter ou donner un livre peut donc prendre beaucoup de sens. Lorsque nous pouvons être désabusés face aux crises climatiques et sociales du monde contemporain, il faut parfois chercher des petites initiatives de quartier pour agir. Dans cette librairie, le modèle d’action s’ancre autour de la solidarité. Face aux défis que représentent le chemin vers un mode de vie plus raisonnable et responsable, plus solidaire, pourquoi ne pas commencer par donner un livre ? Aux librairies d’Oxfam, à Emmaüs, aux Bibliothèques sans frontières ou aux autres libraires solidaires proches de chez vous.

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