Ariane Lavrilleux : la démocratie en garde à vue
Mardi 19 septembre, alors que l’arrivée de Charles III à Paris capte l’attention de tous, un événement préoccupant a lieu : à 6 heures du matin, le domicile de la journaliste Ariane Lavrilleux est perquisitionné. Un choc suivi par 39 heures de garde à vue à l’hôtel de police de Marseille, entre le 19 et le 20 septembre.
En juillet 2022, une enquête pour « compromission du secret de la défense nationale et révélation d'information pouvant conduire à identifier un agent protégé », avait été ouverte et confiée à la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), montrant la détermination des autorités françaises à identifier la source de l’affaire Sirli, sur la face sombre de la coopération antiterroriste entre Paris et Le Caire. Des recherches de plus en plus poussées ont abouti à cette saisie du domicile de la journaliste.
Un sujet trop brûlant ?
Il semblerait qu'Ariane Lavrilleux ait touché un sujet sensible : collaboratrice du site d'investigation Disclose, enquêtant sur des sujets d’intérêts publics, son rôle primordial dans l’affaire « Egypt papers » lui a valu ce traitement. Dès la fin 2021, elle alerte sur la base de documents classifiés du possible détournement égyptien d'une opération de renseignement française dans le pays. En effet, la mission « Sirli » débutée en février 2016 au profit de l’Égypte au nom de la lutte antiterroriste, avait été détournée par l'État égyptien : celui-ci se servait des informations collectées pour effectuer des frappes aériennes sur des véhicules de contrebandiers présumés, à la frontière égypto-libyenne. Selon les documents obtenus par Disclose, « les forces françaises auraient été impliquées dans, au moins, 19 bombardements contre des civils, entre 2016 et 2018 » dans cette zone.
Après la perquisition et la garde à vue, la justice n’en a pas fini avec Ariane Lavrilleux : les documents recueillis à son domicile ont été longuement consultés. Mercredi 27 septembre, un juge des libertés et de la détention a validé les saisies opérées à son domicile : Disclose précise qu’il s’agit de « 7 documents sur 10 », jugés recevables dans le cadre de l’enquête. « Des notes manuscrites, des mails… C’est une décision absolument scandaleuse, très inquiétante (…) pour les journalistes et vous tous qui nous informez au quotidien sur des affaires sensibles qui touchent à la responsabilité de l’Etat », nous explique la principale concernée.
Selon Médiapart, un « ancien personnel de l’armée » pouvant lui avoir servi de source a également été placé en garde à vue. Il est accusé de « détournement » et « divulgation du secret de défense nationale », deux infractions passibles de 7 ans d'emprisonnement et d'un million d'euros d’amende.
La loi du silence ?
Cet acharnement sur la journaliste et ses sources serait le malheureux symptôme d’un droit bafoué. Selon la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes, ce dernier « est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public ». C’est précisément ce droit qui serait menacé selon Virginie Marquet, avocate d’Ariane Lavrilleux, ayant pris la parole le mercredi 20 septembre : « Cette perquisition risque de porter gravement atteinte au secret des sources de journalistes, dont je peux légitimement craindre qu'il ait été totalement bafoué depuis ce matin. ». Plus généralement, là où le journalisme est un outil pour la démocratie en s'acquittant du devoir d'informer le public, quelles leçons sont à tirer de cet évènement ?
L’enquête de la DGSI se poursuit inexorablement, inquiétant de nombreux médias et journalistes en raison de cette violation des secrets des sources. Plusieurs sociétés de journalistes ont dénoncé une "entrave inacceptable à la liberté d'informer" et "un déni de démocratie" sur X. Ariane Lavrilleux elle-même, au micro de l’Atelier des médias, élargit son cas à l’entièreté de la profession et exprime cette crainte : « avec mon affaire, on franchit une nouvelle étape, c'est une manière de dire à tous les médias qui veulent enquêter ou simplement poser des questions (…) : ’’Bon, ça suffit, n'allez pas trop loin, ne cherchez pas trop loin parce que bah sinon on va vous perquisitionner, on va vous arrêter.’’ Et puis surtout en fait, au fond, ‘’on va aller traquer vos sources.’’ ». L’enquête de la DGSI vécue comme une véritable censure dans le cadre du métier s’ajoute également aux refus du gouvernement, représenté par son porte-parole Olivier Véran, de s’exprimer sur cette affaire. Mercredi 20 septembre, alors que la garde à vue prenait fin, ce dernier reste sur la défensive face à la question de Célia Mebroukine de Médiapart lorsque celle-ci relève : « Est-ce normal qu'une journaliste passe une nuit en cellule dans une démocratie ? », Olivier Véran prétexte que « Ce n'est pas le lieu pour répondre à cette question ». Son interlocutrice conclut qu’il est « étonnant que cette question soit aussi gênante » dans le cadre d’une démocratie. D’autant plus quand on sait que les États généraux de l’information, promesse de campagne d’Emmanuel Macron, vont se tenir ce mardi 3 octobre et se basent justement sur cette question du journalisme en démocratie.
« L’amélioration de la protection des sources », un débat
Établir un diagnostic sur les enjeux liés à l'information et proposer des actions concrètes qui pourront se déployer aux plans national, européen et international, voilà le projet des états généraux de l’information. Pour ce faire, un programme ambitieux a été mis en place pour les tenir jusqu’à l’été 2024, entre consultation des citoyens via une plateforme ayant été ouverte dès le mardi 3 octobre et groupes de professionnels pour se pencher sur les différents points.
Dans un contexte de concentration des médias et d’atteintes à la liberté de la presse, la volonté affichée par l’Élysée est de “garantir une information libre et indépendante ». Le cas d’Ariane Lavrilleux remet d’autant plus ce sujet en question, raison pour laquelle la journaliste dit en attendre « beaucoup » : « L’objectif pour moi, (…) c’est que (…) l’amélioration de la protection des sources soit au cœur des débats (…) et donc qu’on sorte des États généraux avec des propositions très concrètes sur comment faire pour qu’on ait une démocratie qui fonctionne beaucoup mieux sur ce plan-là. »
Des initiatives ont été prises, et sont particulièrement fixées depuis la garde à vue de la journaliste : du côté européen, la « loi européenne sur la liberté des médias », approuvée par le Parlement européen mardi, prévoit notamment l'interdiction, pour les États membres ou les entités privées, d'obliger les journalistes à divulguer leurs sources. La version soumise aux élus de l'UE interdit les détentions de journalistes liées à leur activité professionnelle, ainsi que les fouilles de documents et perquisitions de leur bureau ou leur domicile, « en particulier quand de telles actions peuvent conduire à l'accès à des sources journalistiques ». Du côté français, les états généraux de l'information ont pour objectif « d'aboutir à un plan d’action » pour « garantir le droit à l'information à l'heure numérique », explique à l'AFP Christophe Deloire, délégué général du comité indépendant qui pilote l'événement.
Alors que la France occupe la 24ᵉ place du classement mondial sur la liberté de la presse publié chaque année par Reporters sans frontières (RSF), la question du secret des sources journalistiques qui la garantit est donc plus que jamais au centre du débat.