Apprendre ou réapprendre par corps : l’histoire du sport autochtone au Canada

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L’histoire du sport autochtone au Canada peut être résumée par la vie de Tom Longboat, premier coureur professionnel autochtone. À 12 ans, il est envoyé dans un pensionnat selon la loi sur les Indiens en vigueur. Une expérience traumatisante qu’il réussit à fuir en se réfugiant chez son oncle. À 20 ans, il remporte le marathon de Boston en 1907. Alors que les peuples autochtones sont soumis à un régime de loi injuste, la Loi sur les Indiens, Tom Longboat devient un héros pour de nombreuses communautés. Son héritage perdure encore aujourd’hui à travers les Tom Longboat Awards décernés chaque année à des athlètes des Premières Nations dans chaque province canadienne.  Le sport a le pouvoir de créer des héros et de fédérer autour de valeurs communes. Cependant, le sport reste un outil, sa finalité dépend donc de la personne qui l’utilise : il peut créer des héros, mais il peut aussi être utilisé pour contraindre autrui.

Tom Longboat et le trophée du marathon de Ward en 1907, crédit : Charles Aylett

Le sport comme outil de contrôle


Le but de la colonisation est de chercher à contrôler les terres et les ressources et de soumettre les populations autochtones. Dans ce but, les autorités coloniales ont eu recours à l’activité physique, notamment dans les pensionnats, à des buts de contrôle des corps. Cette tentative peut s’analyser sous le prisme de la notion de pouvoir développée par Michel Foucault, selon les analyses Janice Forsyth. Michel Foucault voit le corps comme outil politique. Cela sert de justification aux autorités pour chercher à maîtriser les corps. Le sport, en mettant l'accent sur l'autodiscipline et la maîtrise de soi, permet un contrôle internalisé, une normalisation de l’individu par lui-même. Cette idée est le fil conducteur de l’activité physique dans les pensionnats canadiens qui avaient pour objectif de “rendre normaux” les “sauvages Indiens”. Pour les autorités, l’activité sportive doit aussi permettre de réduire les maladies et épidémies qui déciment les peuples autochtones. En 1910, le ministre des Affaires indiennes a introduit les exercices callisthéniques pour réduire les maladies pulmonaires. C’est le début de l’hégémonie du “corps sain” que l’on retrouve par exemple dans les jeunesses hitlériennes. Après la Première Guerre mondiale, le sport devient aussi un outil éducatif. Une idée que Pierre Bourdieu a parfaitement résumée dans son adage  "Nous apprenons par corps”, cela signifie qu'il y a une assimilation des savoirs corporels. Le sport doit alors permettre de transmettre aux enfants autochtones les savoirs et attitudes corporels de la société dominante, mais il cherche aussi à être un véhicule pour transmettre des valeurs comme le patriotisme. 


Le sport pour reprendre le pouvoir ?



Il existe également plusieurs témoignages de survivants des pensionnats qui ont résisté grâce au sport. Dans son essai, “Bodies of Meaning: Sports and Games at Canadian Residential Schools”, Janice Forsyth a interviewé Bill. Survivant des pensionnats, il raconte que le hockey et les amitiés qu’il a créées avec ses coéquipiers restent les seuls souvenirs positifs de ses années au pensionnat. Cet exemple montre que si le sport a pu être utilisé pour contrôler et assujettir des populations autochtones, il peut aussi être un outil dans le processus de pardon et de réconciliation entamé entre le gouvernement et les peuples autochtones. 

Cependant, le chemin est encore long. En effet, les politiques sportives autochtones canadiennes reposent sur des divisions raciales qui renforcent et problématisent les identités autochtones, explique Victoria Paraschak. Elle représente le système sportif canadien comme une double hélice, dont l'un des brins est le système sportif autochtone et l'autre, le système sportif "grand public".

L’équipe de crosse des Mohawks de Kahnawake a remporté le championnat national en 1869. Crédit : Photo de James Inglis, reproduite avec l’aimable autorisation de Bibliothèque et Archives Canada.

 La séparation entre ces deux systèmes protège les sports autochtones et permet la création de compétitions comme les Jeux autochtones de l'Amérique du Nord. Cette protection permet donc la création d’un espace d’expression pour les cultures autochtones, mais elle perpétue les divisions raciales et rend plus difficile la reconnaissance des sports autochtones comme événements sportifs et non comme programmes culturels. Cette séparation met également en évidence l’orientation euro centrée des sports dominants au Canada. Claude Denis a utilisé l'expression "whitestream" (white + mainstream) "pour indiquer que la société canadienne, bien que principalement structurée sur la base de l'expérience européenne, "blanche", est loin d'être simplement "blanche" en termes sociodémographiques, économiques et culturels". Dans le domaine sportif, cela signifie que le choix des sports, les compétitions et les valeurs sont alignés à la vision européenne du sport. Cette réalité renforce les inégalités d’accès au sport pour les Autochtones, qui se sentent souvent mis de côté des sports populaires canadiens : hockey, football américain et basket.


Si des progrès sont réalisés pour permettre aux Autochtones d'exprimer leur culture par le biais de manifestations sportives et pour ouvrir le sport à tous, comme la création des Jeux Autochtones de l’Amérique du Nord, les inégalités dans le sport persistent. Dans cette optique, il est intéressant d'examiner le succès d'autres gouvernements, par exemple la Norvège, où les politiques sportives autochtones ont été couronnées de succès. En Norvège, le peuple autochtone, les Sami, a mis en place des fédérations sportives basées sur le volontariat au sein de leurs communautés pour encourager la pratique du sport. De plus, les politiques autour du sport sont discutées au niveau gouvernemental mais aussi au sein du Parlement Sami afin de mettre en place les mesures les plus appropriées. Au Canada, les actions menées pour encourager la pratique du sport dans les communautés autochtones sont implémentées par le texte de loi “Politique de Sport Canada sur la participation des Autochtones au sport” datant de 2005. Il pourrait être intéressant de le réformer afin de mettre en œuvre les recommandations de la Commission de vérité et de réconciliation faites en 2015. Ces quatre recommandations appellent au dialogue entre le gouvernement et les représentants des peuples autochtones afin de permettre un meilleur accès aux activités sportives, notamment dans les zones rurales et les réserves. Les recommandations soulignent aussi l’importance de supporter les athlètes de haut niveau à travers la création de programmes de développement des athlètes Autochtones.


Sources : 

  • Bourdieu, Pierre,  Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, pp168-169.

  • Fahlén, Josef, and Eivind Åsrum Skille. “State Sport Policy for Indigenous Sport: Inclusive Ambitions and Exclusive Coalitions.” International Journal of Sport Policy and Politics, vol. 9, no. 1, Jan. 2017, pp. 173–187.

  • Forsyth, Janice “Bodies of Meaning: Sports and Games at Canadian Residential Schools”, Aboriginal Peoples and Sport in Canada: Historical Foundations and Contemporary Issues. Edited by Audrey R. Giles, and Janice Evelyn Forsyth, UBC Press, 2013, pp15-34.

  • Paraschak, Victoria “Aboriginal people and the construction of Canadian Sport Policy” Aboriginal Peoples and Sport in Canada: Historical Foundations and Contemporary Issues. Edited by Audrey R. Giles, and Janice Evelyn Forsyth, UBC Press, 2013, pp95-123.

  • Paraschak, V., and S. Tirone. Race and ethnicity in Canadian sport. In J. Crossman, ed., Canadian Sport Sociology. Scarborough, ON: Nelson ompson Learning, 2008, pp79-98.

  • Truth and reconciliation Commission of Canada, Honouring the Truth, reconciliation for the Future, Summary of the Final Report of the Truth and Reconciliation Commission of Canada, 2015.

Solenn Ravenel

Rédactrice chez Weshculture

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