Cancel culture ou nouvelle censure ?

Si on traîne sur les réseaux, c’est impossible de ne pas en avoir déjà entendu parler. Dénoncée par le nouveau propriétaire de Twitter, Elon Musk, la cancel culture, terme forgé aux Etats-Unis en 2017 dans le sillon du mouvement conservateur, désigne la dénonciation publique d’individus ou de groupes qui auraient un comportement, des propos ou des opinions problématiques et discriminantes.

Cet effet est indéniablement cimenté à la culture woke (mouvement qui désigne le fait d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale), et reprend donc cette idée d’effacement des sujets ségrégationnistes ou prohibés. Aujourd’hui, cette pratique s’attaque à tous les sujets qui peuvent conduire à l’indignation d’une communauté. Néanmoins, si on en parle autant aujourd’hui, c’est que cette culture de la dénonciation a pris de l’ampleur grâce aux réseaux sociaux. En effet, si la censure sociale a toujours existé, à l’instar de l’ostracisme antique, l’avènement des réseaux sociaux et le pseudonymat offert par cet environnement a renouvellé le phénomène.  

© xrhythms.co.uk

Le pendant numérique du boycott ?

Souvenons-nous de l’affaire J. K. Rowling, lorsque la romancière d’Harry Potter avait partagé en juin 2020 sur Twitter un article évoquant les « personnes qui ont leurs règles » en le commentant ironiquement par un « Je suis sûre qu’on devait avoir un mot pour ces gens. Que quelqu’un m’aide. Seum ? Famme ? Feemm ? ». Cette réflexion jugée transphobe lui a valu un déferlement de messages haineux de milliers d’internautes, rappelant pour le Figaro « les vifs débats ces dernières années au Royaume-Uni, avec d'un côté des militants se battant pour leurs droits et de l'autre certains intellectuels, auteurs et professeurs accusés de transphobie, se disant victime de la cancel culture ».

Cette controverse autour de ses propos a entraîné de nombreuses tentatives d’intimidation à son égard, des centaines de menaces de mort, ou encore des militants qui se sont photographiés devant sa maison avant de poster le cliché sur Twitter. Les réseaux sociaux et la proximité qu’ils permettent entre les individus ont permis l'émergence d'une nouvelle sensibilité face aux minorités ainsi qu’une accélération positive de leur visibilité et de leurs récits. Cette évolution, indéniablement bienveillante, a laissé place à la parole de ceux qui ne l'avaient pas assez et a permis d’informer ceux qui ne sont pas directement concernés par ces problématiques. Néanmoins, les dénonciations véhémentes des propos haineux ou mal informés, qui avaient pour but de protéger les victimes de ces agressions virtuelles, ne se sont-elles pas parfois transformées en campagne de harcèlement de la personne incriminée ?

© Harpers

« Alors que les réseaux sociaux devaient permettre à tous de finalement se faire entendre, dans les faits, les gens n’ont jamais eu aussi peur de s’exprimer », constate la journaliste et autrice Judith Lussier dans son essai Annulé(e). La cancel culture est déstabilisante. D’un côté, c’est grâce à ces prises de consciences et ces dénonciations que des mouvements comme #Metoo et #BlackLivesMatter ont pu voir le jour, d’un autre côté cette cancel culture s’apparente souvent à de l’insulte, à de l’ostracisme et du cyber-harcèlement. Ce mouvement est-il nécessaire ou le gong de fin de notre liberté d’expression ? Un moyen de faire planer la paix ou de réduire la parole ? 

En juillet 2020, 150 écrivains et intellectuels, de J.K. Rowling à Margaret Atwood, signaient une tribune dans le « Harper’s Magazine » pour dénoncer « l’intolérance à l’égard des opinions divergentes, un goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme ». Ils expliquaient leurs inquiétude vis-à-vis de cette « pression actuelle en faveur de l’injustice sociale » qui risquerait d’engendrer l’intolérance.

Vers un appauvrissement de la culture ?

C’est toute la question de la limite entre l’évolution de la culture et la régression du patrimoine. Faut-il limiter l’accès aux œuvres controversées, comme la plateforme HBO qui avait retiré le film sur la guerre civile Autant emporte le vent pour ses préjugés racistes. Autre exemple, en 2021, lorsque des albums de Tintin, Astérix et Lucky Luke avaient été brûlés dans des écoles au Canada car jugés discriminatoires, ces ouvrages étant accusés de perpétuer des stéréotypes. « Nous enterrons les cendres du racisme, de la discrimination et des stéréotypes dans l’espoir que nous grandirons dans un pays inclusif où tous peuvent vivre en prospérité et en sécurité », expliquait alors le Conseil scolaire dans une vidéo à destination des élèves.

En faisant abstraction du geste de brûler des ouvrages qui est déjà nettement connoté, cette tentative de faire table rase du passé pour ne pas entretenir les ségrégations est très controversée. Faut-il garder dans l’espace public des statues de personnalités ayant contribué à des crimes contre l’humanité ? Suite à la mort de George Floyd, le déboulonnement des statues de personnages historiques qui ont contribué à un programme criminel s’est fait sujet de beaucoup de discussion.

Laure Murat, professeure au département d’études françaises de l’université de Californie, développe une vision intéressante de ce phénomène dans son texte Qui annule quoi ? : « Cela n'enlève rien à l'histoire. L'histoire se fait dans les manuels, dans les musées et on ne va pas effacer l'histoire de la colonisation, ce qui serait d'ailleurs une grossière erreur puisque cela enlèverait aux opprimés l'histoire de leur propre oppression. Il ne s'agit donc pas de faire table rase du passé, mais précisément l'inverse. Il s’agit de dire que l’histoire est toujours présente et de se demander si on veut vraiment cautionner cette idéologie. »
Tout en étant contre la destruction des statues puisque fermement opposée à la censure, elle appuie néanmoins sur la dimension inique de la présentation de telles personnalités dans l’espace public. Un remaniement du patrimoine, donc, mais non un effacement ou un écrasement.

© Madmoizelle / Melody Camburzano

Jusqu'où peut aller la liberté d’expression ? 

Pour répondre à cette question insoluble, il convient d’étudier le cadre juridique de cette notion.. La liberté d’expression est vivement protégée en droit interne et trouve son fondement national dans l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. » Pourtant, ce droit n’est pas absolu et peut connaître des limites. Certains propos ou écrits peuvent ne pas bénéficier de la protection de l’article 11, lorsqu’ils sont qualifiés de « discours de haine ».

Mais qu’est ce qu’un discours de haine ? Par exemple, est ce que les TERFS émettent un discours haineux en prônant l’essentialisme et l’impossbilité pour une femme transgenre d’etre considérée comme uen femme à part entière ? Quelle est la différence entre une opinion et un discours de haine ? Malheureusement, le discours de haine n’a pas de définition précise en droit international, et toute la subtilité réside dans la proportion. La liberté d’expression peut être limitée à partir du moment où l'on exprime des propos négationnistes ou diffamants, mais cette limitation doit être proportionnée au but recherché. C’est ce que les juges appellent le contrôle de proportionnalité

Ainsi, la cancel culture est un mouvement qui a toujours existé, mais qui mérite d’être observée avec attention dans sa pleine puissance numérique. Car entre dénonciations et cyber-harcèlement, la ligne est vite franchie. Les incriminations faites par l’auto-justice méritent un temps de réflexion personnel, et se jeter dans le raz-de-marée de l’opinion publique avec pour seul étendard celui d’un bien-fondé qui ne se retourne même par sur lui-même, peut vite devenir dangereux. 

Car après tout, quelles vérités se sont faites sans être questionnées ? Que vaut une tolérance qui ne tolère rien ? La sensibilité à la justice que développe notre génération est admirable et précieuse, mais elle ne suffit pas pour se plonger dans une action d’engagement ou d’effacement. Penser, imaginer, élaborer, raisonner, peut-être même juger ce qu’on considère comme profondément admis chez nous-même, en bref progresser à son rythme, sont sans doute les meilleures armes pour ne pas s’abandonner dans des adhésions aveugles et virulentes.


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