Le matrimoine ou l'héritage retrouvé de créatrices oubliées
Le matrimoine n’est pas un néologisme. Si ce terme vous est étranger, c’est parce qu’il a été effacé. Il désignait au Moyen-Âge les biens hérités de la mère – au même titre que le patrimoine constituait l’héritage venant du père. Avec le temps, ce mot est tombé en désuétude puis a été évincé de la langue française. Il s’est retrouvé cantonné à la sphère privée avec l'adjectif “matrimonial”, illustrant littéralement le foyer vers lequel les femmes ont été renvoyées. Seul le mot patrimoine a subsisté, prenant des lettres de noblesse et s’imposant peu à peu comme l’héritage culturel commun à toute une société.
A partir des années 2000, le matrimoine réapparaît dans un sens nouveau, sous la plume d’autrices et d’auteurs souhaitant insister sur le rôle des femmes dans l’Histoire. Il décrit désormais l’héritage culturel légué par les générations de femmes précédentes.
Des femmes artistes effacées de l’Histoire
La réhabilitation du matrimoine démontre que l’Histoire est une discipline mouvante, qui se construit au gré des rapports sociaux et des rapports de genre. L’Histoire est sélective, écrite par les dominants, et les dominés en sont facilement effacés.
C’est dans cette logique que les femmes ont été invisibilisées. La doxa continue de poser le genre féminin comme « antihistorique », sans passé, ayant tout à construire. Et cette représentation n’épargne pas la sphère artistique. Pourtant les femmes ont toujours été présentes dans l’Histoire, et cela malgré la volonté de les cantonner à la sphère privée. Malgré une société où le génie artistique s’accordait exclusivement au masculin, les femmes ont créé.
Les femmes ont toujours été présentes dans l’Histoire, et cela malgré la volonté de les cantonner à la sphère privée. Malgré une société où le génie artistique s’accordait exclusivement au masculin, les femmes ont créé.
Connaissez-vous Marie-Anne Barbier, Catherine Bernard ou encore Madame de Villedieu ? Le nom de ces femmes n’inspire rien. Mais comment l’expliquer ? Comment se fait-il que des femmes, qui furent aussi connues que Voltaire et Molière, nous soient étrangères ?
Que savez-vous d’Alice Guy, de Dora Maar ou de Camille Claudel ? Ces femmes, réalisatrice, photographe et sculptrice, dont les noms se sont effacés au profit de Léon Gaumont, Pablo Picasso et Auguste Rodin.
Plusieurs dynamiques ont contribué à faire disparaître leurs noms, leurs œuvres et leurs histoires: l’appropriation du travail des femmes par les hommes de leur entourage, la minimisation et la dévalorisation de leurs productions en sont les principales raisons. « Ce n’est pas à une femme mais aux femmes que je refuse le talent des hommes », expliquait Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert.
L’invisibilisation de ces artistes peut aussi être le fruit d’une manipulation historique à posteriori car faire de l’histoire, c’est faire des choix, et donc exclure.
« Ce n’est pas à une femme mais aux femmes que je refuse le talent des hommes », disait Rousseau.
Toutefois, si les termes « femme » et « génie créateur » ont rarement été associés, il existe des singularités : des femmes exceptionnelles, ayant pu conjuguer leur genre et le génie alors même que celui-ci était propriété́ du masculin. On peut se référer en ce sens à l’antique Sappho ou plus récemment Olympe de Gouges et Georges Sand.
A la fois muses et créatrices, elles sont trop souvent instrumentalisées pour faire taire les débats sur le manque de femmes reconnues dans ce domaine. Si ces femmes ont réussi, toutes les autres le peuvent, à condition d’être aussi talentueuses. La figure de la femme exceptionnelle est un piège qui créé un sentiment d’illégitimité chronique chez les artistes féminines.
Se réapproprier l’Histoire pour une mémoire et un avenir collectif
« Tant que l’on ne cherche pas les femmes dans l’Histoire, on ne les trouve pas », m’a confié́ la journaliste Titiou Lecoq – autrice de Les grandes oubliées. Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes - lors d’un entretien. En effet, les archives publiques des femmes artistes ont souvent été détruites, perdues ou moins bien conservées que celles de leurs homologues masculins. Les historiennes et historiens de l’art font face à la tâche titanesque de retrouver des indices de leurs existences. Si la recherche historique progresse en ce sens depuis une dizaine d’années, il est encore difficile de réhabiliter toutes ces figures sans être accusé de « travestir l’Histoire ».
« Tant que l’on ne cherche pas les femmes dans l’Histoire, on ne les trouve pas », Titiou Lecoq
Aujourd’hui, le travail de recherche historique sur les femmes artistes – et sur les femmes plus largement – est le fruit de mouvements associatifs. L’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions) en est une illustration. Elle a pour grande ambition scientifique de réécrire l’Histoire de l’art de manière paritaire. Rendre visibles les femmes artistes du passé, qui ont œuvré́ dans la musique, la littérature, le théâtre, la danse, le cinéma, l’architecture, les arts visuels. « Il est grand temps de replacer les artistes femmes au même plan que leurs homologues masculins et de faire connaître leurs œuvres » peut-on lire sur leur site internet.
La présidente de l’association HF, Aline César, définit le projet du matrimoine selon les termes suivants : "réhabiliter [les] créatrices d’hier, mais aussi et surtout contribuer à fabriquer un avenir et un devenir pour les artistes femmes d’aujourd’hui et de demain.”
Ainsi, le matrimoine permet de se réapproprier un héritage culturel spoilé et d’élaborer des modèles d’identification pour les artistes féminines mais aussi de légitimer la place des femmes dans le milieu artistique contemporain. Si les femmes ont été capables de créer par le passé, elles le sont encore aujourd’hui.
Sources:
"Histoires de femmes artistes, lutter pour créer. France Culture Alice Guy, une réalisatrice laissée hors champ". Disponible sur: https://www.franceculture.fr/emissions/le-cours-de-l-histoire/alice-guy-une-realisatrice-laissee -hors-champ
Evain Aurore, Conférence “Qu’est-ce que le matrimoine ?”, HF Normandie, Préfecture de Normandie, 15/09/2016 [en ligne]. Disponible sur : https://www.auroreevain.com/2019/02/15/2401/
Lecoq Titiou, préface de Michelle Perrot, Les grandes oubliées pourquoi l'histoire a effacé les femmes, Groupe Margot, 2021
Prat Reine, Arts du spectacle - Pour l'égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, aux moyens de production, aux réseaux de diffusion, à la visibilité médiatique - 2 - De l'interdit à l'empêchement, Direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles, Ministère de la Culture, 2009