La libération féministe de mai 68, révolution ou désillusion ?
Mai 1968, l’un des mouvements sociaux français les plus importants pour les étudiants et les ouvriers, ou l’époque où il était interdit d’interdire. Une crise qui touche les plans sociaux, économiques et culturels et dont les combats portent bon nombre de revendications. Les jeunes condamnent l’impérialisme nord-américain face à l’atrocité de la guerre du Vietnam, mais aussi la rigidité du pouvoir, ou celle du Vatican avec le refus de la contraception. N’oublions pas le rejet de la société de consommation, la guerre froide entre les capitalistes et les communistes, ou encore la carence de prise de position du PCF face à l’existence des goulags. Les ouvriers, soit la deuxième masse en action de mai 68, déclenchent une vague de grève pour protester contre l’autoritarisme des patrons, demander la diminution de la durée de travail (autrefois à 52h par semaine), et plaident pour une augmentation des salaires. Alors en quoi ces injonctions hédonistes favorisèrent les abus sur les femmes et les enfants ? Quelles ont été les dérives d’une époque qui semblait vouloir faire de l’anti-épicurisme une règle de vie ?
Une libération sexuelle ou un laissez-passer absolu pour les hommes ?
Mai 68 donna le coup d’envoi pour une jouissance sans entraves. Ce fut un tournant brutal de la sexualité en seulement quelques décennies, surtout comparé à cette époque d’après Seconde guerre mondiale, ou cette même sexualité était aussi taboue qu’impensable hors mariage. D’ailleurs, les pratiques sexuelles étaient très largement restreintes (hors de question de parler de sexe buccale ou d’autre chose qu’une pénétration purement reproductive). Les contraceptifs ne sont quant à eux pas encore passés par la loi Neuwirth de 67, et se cantonnent donc à des douches vaginales post coït au coca-cola ou à la course au préservatif digne d’une recherche de drogue illicite. Lorsque les choses commencent à évoluer, c’est un véritable éboulement des délivrances, qui va sans doute trop vite et trop loin. Mai 68, souvent appelé la « révolution sexuelle », n’a pas vraiment été une révolution pour les femmes. Car cette libération sexuelle a « d’abord été une libération pour les hommes », défend Louisette Guibert, militante féministe septuagénaire. Pour elle, beaucoup d’hommes ont délibérément confondu le fait de prendre la pilule avec le droit de harceler, le fait d’émanciper nos désirs avec un laissez-passer absolu. Une nouvelle injonction et une pression encore plus appuyée contre les femmes. De plus, l’ouverture de la parole sur le sexe et ses pratiques, qui s’est rapidement muée en extrême acceptation et dont les convoyeurs de la liberté absolue refusaient toute remise en question des conduites dans le domaine sexuel (Les crieurs au « Kink-shaming » d’aujourd’hui ?) a généré un tourbillon de dérives. L’art en est un exemple particulièrement prégnant : « Les films à l’affiche qui font grand bruit mettent en scène l’esclavage sexuel des femmes comme l’expérience absolue de l’émancipation : Portier de nuit, Histoire d’O, Le dernier tango à Paris, qui demeurent des références cinématographiques par excellence. » (letemps.ch)
Cette libération sexuelle a « d’abord été une libération pour les hommes », Louisette Guibert
L’amalgame grossier entre libertinage -allant parfois jusqu’aux violences- et les concepts de libertés remonte jusqu’aux Lumières. Et dans ces années 70, il fallait coucher, sans savoir si son propre désir répondait à l’appel, pour se déclarer libéré. Assez ironique, puisque la décennie d’après-guerre dont souhaitait s’affranchir Mai 68, imposait quant à elle de coucher, même sans désir, pour procréer. Le romancier et essayiste Pascal Bruckner explique même que le sexe devient une obligation, qu’on « gonfle le nombre de ses partenaires et de ses orgasmes comme on gonfle ses pectoraux. Le sexe est une contrainte ». Faire table rase du passé puritain met sous pression celles et ceux qui ne jouissent pas assez, désormais le sentiment amoureux est nié et le mariage ridiculisé. Quiconque se soustrait à ce nouveau dogme de plaisir conforme est vu comme une sorte d’épave réactionnaire, un « résidu du vieux monde » (Bruckner). Nouvel argument de pression : « quand les filles refusaient de coucher, on avait le moyen de les culpabiliser avec un ben dis donc, tu n’es pas libérée ! »
L’après 68
Néanmoins, les années qui précédèrent permirent plusieurs véritables évolutions positives dans la lutte pour l’émancipation des femmes. Le « procès du viol » de début mai 1978, menée par l’avocate Gisèle Halimi, qui défendait Anne Tonglet et Aracelli Castellano, tient les médias en haleine. Il permet d’avoir pour la première fois un regard inédit sur le tabou du viol ainsi que sa triste banalité. Si la séparation de la sexualité et de la procréation des années 68 a marqué un moment essentiel pour l’autonomisation des femmes, la question des violences sexuelles devra attendre le tournant des années 80 pour que s’opère un début de prise en compte législative.
Autre point essentiel, la création du MLF (mouvement de libération des femmes) deux ans plus tard. Mais cette mise en place du mouvement est justement une réaction au manque de visibilité que les femmes ont subi durant les événements de 68. Oui à leurs présences dans les manifestations, mais toujours reléguées au second plan et réduites au silence par les voix de leurs homologues masculins. Elles ont cherché à comprendre quelles étaient les bases sociales, politiques et psychologiques du silence des femmes pendant les réunions politiques et les insultes de leurs camarades mâles.
L’enfant, seconde victime de la révolution sexuelle
C’est aussi une époque où l’on considère que les enfants doivent participer à la libération salvatrice, une libération sans limites qui entraîne une confusion mortifère. Imprégnés de théories freudiennes, beaucoup pensent à l’époque que les enfants sont des séducteurs, tout est confus, tout est mélangé au nom de la reconnaissance du droit à la sexualité enfantine, si bien que « la question du consentement et du pouvoir des adultes n’existe pas » (Malka Marcovich). Un penchant abominable qui va très largement se retrouver dans la littérature d’époque, comme avec le roi du nouveau roman Alain Robbe-Grillet, qui écrivait de véritables textes de viol « Il faut la maltraiter davantage, la saisir par les épaules, la secouer comme une poupée de chiffon ». N’oublions pas le chanteur Claude François, qui avouait dans les années 1970 être obsédé par les filles mineures, puisqu'à partir de leur majorité « elles ne sont plus naturelles. Elles se sentent obligées de prendre position. Elles ne sont plus cette espèce de rêve que représente pour moi la fille ». Des propos qui sonnent aujourd’hui affreusement choquants, et qui pourtant étaient moyennement controversés il y a quelques décennies.
« La question du consentement et du pouvoir des adultes n’existe pas » Malka Marcovich
Quelques années plus tard, le 23 mai 1977, dans les pages du Monde, 80 intellectuels français, dont Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Alain Robbe-Grillet ou même encore Françoise Dolto, signent un texte pour demander que la loi décriminalise les rapports sexuels entre les adultes et les enfants de moins de 15 ans. (radiofrance.fr) Apparemment, on différencie deux types de pédophiles : celui qui s’attaque à des enfants, et celui qui s’attaque à des enfants consentants. Un sujet souvent abordé au coude à coude avec l’homosexualité. Tout cela, dut encore une fois à une énorme confusion. Rappelons qu’à l’époque, seule l’hétérosexualité était juridiquement autorisée. Les glissements dans les revendications se sont alors rapidement opérés, mêlant la dépénalisation de l’homosexualité, la reconnaissance de la sexualité des enfants, et les relations sexuelles entre adultes et enfants. La carence vitale qui s’est faite dans tous ces discours d’intellectuels n’est pas celle du consentement, puisqu’ils appuyaient justement le consentement des mineurs dans leurs relations avec les majeurs, mais plutôt le fait que ce consentement ne peut être pensé indépendamment des rapports de forces dans lequel s’inscrivent tous les individus. « La conception libérale contractuelle du consentement pose problème dans la mesure où elle conçoit les individus comme des sujets souverains et parfaitement autonomes, et méconnaît les rapports de force ou de pouvoir qui peuvent exister entre eux : professeurs et élèves, patrons et employés, adultes et enfants… » (Marcovich pour Le Figaro)
Alors mai 68, une révolution qui n’a fait que reproduire une vision archaïque des rapports entre les hommes et les femmes ? Peut-être est-il davantage nécessaire d’effectuer un tri et de lever un voile sur cette soi-disant pleine et fabuleuse liberté de ces années. Il serait également fortuit de remettre en question les « étincelles qui ont débouché sur une réelle créativité politique, en particulier dans les mouvements féministes de l’époque et ensuite » (Marcovich pour Le Figaro).
Pour aller plus loin :
L’autre héritage de 68. La face cachée de la révolution sexuelle, Malka Marcovich (édition Albin Michel)
Du consentement, Geneviève Fraisse
Le féminisme en France depuis mais 68, Jane Jenson