Exterminez toutes ces brutes, narration de l’invisible
Après l’éclatant « I am not your negro » nominé aux Oscars en 2016 et retraçant la vie et les écrits de James Baldwin, Raoul Peck s’est à nouveau imposé en 2021 avec le documentaire Exterminez toutes ces brutes. Découpé en quatre épisodes (La troublante conviction de l’ignorance, P***** de Christophe Colomb, Tuer à distance et Les belles couleurs du fascisme) l’œuvre retrace près de 600 ans d’histoire, à la quête des origines du suprémacisme blanc.
De la conquête de l’Amérique à la colonisation de l’Afrique, Peck cherche à « dénicher les silences » en s’attaquant à des siècles de récits eurocentrés qui restent à déconstruire.
Face à la montée des discours révisionnistes d’extrême droite, aux États-Unis comme en Europe, le travail du cinéaste haïtien semble plus pertinent que jamais.
Une histoire en trois mots
« Dans ce récit, 3 mots résument l’histoire de l’humanité : civilisation, colonisation, extermination. » Ainsi s’ouvre Exterminez toutes ces brutes de Raoul Peck, qui promet une narration discordante, une remise en question radicale de ce que nous croyons (ou préférerions) savoir. Produite par HBO et diffusée en France sur Arte, l’œuvre tire son titre d’une phrase de Joseph Conrad dans Au cœur des ténèbres, reprise 100 ans plus tard, en 1992, par l’historien suédois Sven Lindqvist. Ce dernier, l’anthropologue haïtien Michel Rolph-Trouillot et l’historienne étasunienne Roxanne Dunbar Ortiz constituent les principales sources historiques du cinéaste.
Déroulé sur un fil non chronologique, le documentaire se concentre notamment sur l’entreprise de colonisation de l’Amérique. À l’encontre d’une histoire officielle romancée, celle d’une découverte de terres vierges et inhabitées, c’est un tout autre récit qui est dessiné. Si dans les manuels scolaires est entretenue la « doctrine de la découverte », ici, c’est sous le regard des Amérindiens que l’histoire est racontée. Une histoire de souffrance, une histoire, par-dessus tout, de combat acharné, de lutte vitale.
Dans une démarche audacieuse, Peck s’attache à tisser les fils entre colonialisme de peuplement, esclavagisme, génocides et Shoah. Articulés ainsi, les évènements témoignent d’une Europe conquérante et génocidaire, où se mêlent à la fois profit et extermination. Une Europe à l’entreprise dévastatrice, dont les traces se font encore sentir dans nos sociétés actuelles. Une Europe qui a trouvé en ces peuples colonisés, des êtres inférieurs, des « brutes » à exterminer.
A l’image du contenu, une forme subversive
Pour montrer ce qui n’a jamais été montré, pour écrire ce qui n’a jamais été écrit, il faut rompre avec les conventions : c’est en tout cas le parti pris de Raoul Peck.
Sur plusieurs siècles d’histoire, le réalisateur pose un regard nouveau, riche d’une vie passée entre Haïti, la République Démocratique du Congo, la France et les États-Unis. Habilement, il tranche avec la tradition documentaire et repousse les frontières d’un genre réglé. S'enchaînent alors images d’archives, extraits de films, scènes illustrées et fragments scénarisés à l’esthétique soignée. Un homme noir dans le rôle d’un contremaitre, des enfants blancs présentés comme des esclaves : Peck défie nos représentations et cherche bien à « casser les habitudes visuelles que nous avons » . Parmi les acteurs de ces scènes de fiction, on retrouve Aïssa Maïga, Josh Harnett dans le rôle d’un mercenaire torturé ou encore Richard Brake.
Le rôle du cinéma est lui aussi questionné, tant il a été (et demeure) le véhicule d’une histoire sublimée, par et pour les vainqueurs. Peck s’attèle donc à raconter autre chose, à construire un contre-récit, où le regard des uns, perçant ou éteint, nous dit quelque chose
Mais ce qui fait toute la singularité de cette production, c’est sûrement Raoul Peck lui-même. Narrateur de la version française et anglaise du film, le cinéaste utilise le « je », s'inclut dans son œuvre et livre sa propre histoire, archives familiales à l’appui. Ce qu’il fait alors, c’est s’engager corps et âme dans ce récit (dont il se sait à la fois conteur et acteur) pour nous inviter à ne surtout pas rester en dehors. Ce qu’il fait, c’est nous rappeler que cette histoire c’est aussi bien la sienne que la nôtre, qu’elle est avant tout un récit sur notre rapport à l’autre.
Sur la nécessité de (nous) questionner
Sans surprise, la sortie du documentaire a suscité parmi les critiques une variété de réactions. Salué par le Time, TheNewYorkTimes ou encore The Newyorker, en France, l’accueil s’est révélé plus mitigé, à l’image, peut-être, d’un pays qui peine parfois à faire face à son passé esclavagiste et colonial.
Perçu par certains comme « le reflet de l'américanisation de la pensée en matière raciale et, donc, sociale » (Arthur Chevallier pour Le Figaro), Exterminez toutes ces brutes a pourtant d’autres visées selon son réalisateur. Plus qu’aux questions raciales, Peck s’intéresse aux mécanismes de pouvoir, aux systèmes de domination qui, depuis des siècles, régissent nos sociétés. Pour les comprendre, les démanteler, il s’agirait d’abord de les questionner, de les voir pour ce qu’ils sont.
Sur un rythme cadencé, I’m feeling good de Nina Simone en fond, une succession de portraits de femmes et d’hommes d’aujourd’hui, le regard rivé sur l’objectif, s’affiche à l’écran. Tous, sans exception, sont le fruit de la même histoire. Car pour Raoul Peck, son travail est un film pour le présent : « il s’agit de qui nous sommes aujourd’hui », « de quel côté de l’histoire nous nous situons, de quel côté de la vérité ».
Regarder Exterminez toutes ces brutes, c’est ne plus éviter un savoir qui ne manque pas, c’est accepter d’affronter les silences, c’est consentir, petit à petit, à faire « éclater notre image du monde »…
Sources :
Raoul Peck, Histoire du Colonialisme, 28 minutes, ARTE, disponible en accès libre sur Youtube
Image mise en avant : Etudiant manifestant aux côtés de suprémacistes blancs et de néo-nazis à Charlottesville en 2017, photographie par Samuel Corum