Sport en Russie : Poutine a-t-il ruiné 20 ans d’efforts pour le développement du sport en Russie ?
Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie presque toutes les institutions sportives ont exclu les athlètes russes des compétitions internationales. La situation inédite a poussé le monde du sport à sortir de son habituel apolitisme pour condamner les agissements politiques du gouvernement russe. Ces décisions, si elles peuvent paraître anodines face à une menace nucléaire, nous poussent à nous questionner sur la politique sportive mise en place par Poutine depuis son accession au pouvoir le 31 décembre 1999. En effet, le projet de Vladimir Poutine de recréer une Russie forte suite à l’effondrement de l’URSS, repose aussi sur le sport.
Le “Sport power” de Vladimir Poutine
Le message de Vladimir Poutine est fort dès le début de son premier mandat en invitant son professeur de judo Anatoly Rakhlin lors de sa prise de pouvoir et le remerciant avec émotion d’avoir fait de lui l’homme qu’il est. Celui qui a été formé par le système sportif soviétique n’hésite pas à utiliser le sport pour son propre culte : cours de judo, match annuel de hockey dans lequel Vladimir Poutine marque le plus de buts… Poutine n’a alors qu'une seule envie : relever la Russie et la réaffirmer sur la scène internationale. Et pour cela, il faut limiter la « fuite des cerveaux » sportifs.
A la fin de l’air soviétique, les sportifs fuient en masse, profitant de son ouverture au monde occidental pour s’y installer. Ainsi, 3500 entraîneurs et 7000 athlètes quittent l’ex-URSS à partir des années 1990. La chute arrive avec les Jeux d’hiver de Salt Lake City auxquels la Russie arrivera 4e, la médaille en chocolat ne semble pas plaire au nouveau maître du Kremlin qui la voit comme la plus grande humiliation sportive de la Russie. Pour y remédier, il met alors en place un système politico-économico-sportif que Lukas Aubin, chercheur associé à l’Institut de recherche internationale et stratégique (IRIS) et auteur de La Sportokratura sous Vladimir Poutine : une géopolitique du sport russe (Bréal, 2021), a qualifié de “Sportokratura” ; un néologisme formé des mots, sport, kratos (pouvoir en grec) et nomenklatura (les élites de la période soviétique).
La « Sportokratura » désigne donc un système reposant sur les élites politiques et économiques ayant le pouvoir et l’utilisant dans le but de développer le sport. Ce système repose sur trois piliers : les politiques, qui mettent en place le système et organisent les institutions pour le développement des sportifs, les oligarques, qui paient, et les sportifs de haut niveau, retraités ou non, qui se doivent de performer et d’être des images de la Russie.
Il a deux buts, finalement très simples : encourager le patriotisme russe et faire briller la Russie à l’international, développer le Soft power russe grâce à l’outil sport : le “sport power”. Cela passe par organiser des compétitions sur son territoire, comme les Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi en 2014 ou le mondial de football masculin en 2018, mais cela passe aussi par la victoire de ces compétitions.
Les Jeux de Sotchi, ou comment se brûler les ailes
Les Jeux de Sotchi illustrent à eux seuls ce double intérêt : être le pays hôte d’un grand évènement et gagner des titres. En effet, s’il faut expliquer ce système de la « sportokratura », ces JO sont seulement l’image visible, le résultat d’une politique sportive mise en place 10 ans avant. Le gouvernement russe crée dès 2009 une administration sportive complexe dans un seul but : former des vainqueurs. Les oligarques achètent en masse les plus grands clubs sportifs du pays, et investissent dans les infrastructures sportives.
Des programmes universitaires et sportifs sont lancés. Des institutions sont créées pour permettre un lien entre les différents acteurs sportifs, ainsi l’université internationale olympique russe de Sotchi voit le jour en 2009 et réunit tous les acteurs de ce microcosme politico économico sportif avec à sa tête Vladimir Poutine. Dans un pays où les classes moyennes vivent plutôt pauvrement, les Jeux, qui ont coûté plus de 50 milliards de dollars, sont en grande partie financés par les oligarques, souvent très proches du pouvoir, grâce à une corruption massive.
Et si les Jeux de Pékin ont choqué pour leur neige 100 % artificielle, la neige de Sotchi était aussi en presque totalité artificielle alors que les températures avoisinaient les 10° C. Vladimir Poutine voulait marquer les esprits occidentaux et faire de ces Jeux la devanture de sa nouvelle Russie, pour cela : infrastructures gigantesques, cérémonie d’ouverture grandiose, mais surtout victoires. La Russie termine 1ere au classement des médailles, avec 33 médailles dont 13 titres olympiques. De quoi laver, aux yeux de Poutine, la honte de Salt Lake City 12 ans auparavant.
Cependant quelques mois après cette victoire à Sotchi l’Affaire éclate : Yulia et Vitaly Stepanova dénoncent dans un documentaire diffusé sur l’ARD (télévision allemande), l’organisation derrière le dopage des athlètes. Suite à ces dénonciations, l’Agence mondiale antidopage (AMA) enquête et révèle un « haut niveau de collusions » entre les acteurs sportifs ayant pour but de répondre aux volontés du Kremlin de créer des vainqueurs, quel que soit le prix, et qui est inscrit dans une « culture profondément ancrée de la tricherie ».
L’agence mondiale antidopage sanctionne la Fédération russe d’athlétisme. L’édifice vacille mais tient encore debout. Il sera mis à terre par les révélations de Grigory Rodchenkov dans le New York Times en mai 2016. Grigory Rodchenkov est l’ancien directeur du laboratoire antidopage russe, il explique, en prouvant ses dires, le système de dopage mis en place par les institutions lors des JO de Sotchi. Il avoue avoir échangé des échantillons d’urine et avoir mis au point «un cocktail de trois substances interdites qu’il a mélangé à de l’alcool et fourni à des dizaines d’athlètes russes, contribuant ainsi à faciliter l’un des stratagèmes de dopage les plus élaborés – et les plus réussis – de l’histoire du sport».
Le second rapport de l’AMA souligne la participation du FSB, les services secrets russes, dans un «système de dopage d’Etat sécurisé ». Les sanctions de l’AMA tombent, elles seront ensuite amoindries par le Tribunal arbitral du sport (TAS). Le Comité olympique russe est suspendu par le CIO, seuls les athlètes pouvant prouver ne pas s’être dopés peuvent participer aux Jeux de Pyeongchang en 2018. En 2019, la Russie est exclue de toutes compétitions sportives d’abord pour quatre ans, la sentence étant réduite à deux ans par le TAS.
Les athlètes russes peuvent participer sous bannière olympique, ni l’hymne ni le drapeau russe ne doivent apparaître. Le premier ministre Dmitri Medvev dénonce une «hystérie anti-Russes devenue chronique». Si les Jeux de Sotchi se voulaient alors être une vitrine parfaite de la grande Russie victorieuse, ces scandales de dopage et l’exclusion, bien que partielle, de la Russie aux Jeux Olympiques pour deux ans viennent fortement entachés le résultat. Cependant, le gouvernement russe utilisera ces sanctions de la part d’institutions “occidentales” pour développer son discours anti-occidental et anti-américain, et chercher un ennemi commun afin d’unir les russes face à ce qui est vu comme une injustice.
La coupe de monde de football, une tentative de faire table rase du passé
C’est dans cette période de trouble des institutions sportives russes qu’est organisé, en Russie, le mondial de football masculin. Cette compétition, que la Russie n’a que peu de chances de remporter, n’a alors qu’un but : éblouir les pays occidentaux pour leur faire oublier les scandales de dopage. Il est alors intéressant de souligner l’ambivalence de la position de Vladimir Poutine et de son gouvernement, cherchant en organisant de grands évènements sportifs a impressionné l’Occident, et notamment l’Europe.
Mais aussi cherchant une unité russe autour d’un ennemi assez flou pouvant être représenté par ces institutions sportives aux mains des “Occidentaux”. Les immenses stades construits ne seront presque pas utilisés par la suite dans un pays où le football n’est que peu développé, et où il est donc difficile de les imaginer un jour pleins. Lors de ce mondial, le maître mot de Vladimir Poutine est ironiquement la “dépolitisation” du sport. En effet, suite aux affaires de dopage institutionnalisé, il veut montrer au monde qu’il a retenu la leçon. Il souligne aussi sa volonté de s’affranchir du système soviétique, qui faisait du sport une arme de propagande totale, sur lequel il s’appuyait en matière de politique sportive. Enfin, il critique ce qu’il considère comme une politisation des instances sportives alors qu’elles choisissent d’écarter la Russie.
Lors de ce mondial, le maître mot de Vladimir Poutine est ironiquement la “dépolitisation” du sport. En effet, suite aux affaires de dopage institutionnalisé, il veut montrer au monde qu’il a retenu la leçon. Il souligne aussi sa volonté de s’affranchir du système soviétique, qui faisait du sport une arme de propagande totale.
Le maître du Kremlin sera ainsi très peu visible lors de ce mondial, n’assistant pas aux matchs, contrairement aux Jeux de Sotchi lors desquels il avait été très présent. Ces mondiaux permettent une forte médiatisation de la Russie dans le domaine sportif, mais n’effacent cependant pas totalement l’image de dopage et de triche qui entache le sport russe. Cette image a été renforcée par la présence des athlètes russes sous bannière olympique lors des Jeux de Tokyo et de Pékin, mais aussi par le nouveau scandale en patinage artistique lors de ces dernières olympiades.
Le nouveau scandale des JO de Pékin a particulièrement touché l’Occident, la patineuse russe Kamilia Valieva, accusée de dopage, n’a que 15 ans. Ses larmes et la réaction de son entraîneuse ont rappelé l’immense pression de la victoire mise sur les épaules des athlètes dès leur plus jeune âge. Si la politique sportive de Poutine au niveau international est donc un relatif échec, elle a cependant pu être vue comme une réussite sur le plan national. En effet, le sport a permis une forte identification de la population russe à ses héros nationaux.
Un “sport power” en difficulté
Aujourd’hui cette unité nationale reposant sur la politique sportive et la “Sportokratura” semble se fissurer. En effet, celle-ci reposait sur 3 piliers : le gouvernement, les oligarques et les sportifs, cependant les sportifs sont de plus en plus nombreux à prendre la parole contre le gouvernement russe. Dès 2021, quelques sportifs se sont levés pour défendre la libération de l’opposant politique Alexeï Navalny. C’est le cas du hockeyeur Artemy Panarine, qui suite à ses positions politiques ne sera plus jamais appelé en sélection nationale, et du footballeur Igor Denissov.
Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, d’autres athlètes ont condamné cet acte de guerre.
Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, d’autres athlètes ont condamné cet acte de guerre. Le mot même de guerre pour qualifier les actions du gouvernement et de l’armée russes est interdit en Russie, le gouvernement qualifiant ses actions “opérations spéciales ”. Le tennisman Andrey Rubven a ainsi écrit “No war please” sur la lentille d’une caméra après sa victoire en demi-finale du tournoi de Dubaï, le footballeur Fedor Smolov a aussi partagé ce message fort sur son compte instagram. Selon la situation des sportifs, ceux qui dénoncent les agissements du régime risquent beaucoup. Par exemple, le gouvernement russe veut faire passer une loi obligeant tout citoyen russe se prononçant contre la guerre à aller se battre sur le front.
Ces athlètes restent des exceptions, une grande majorité des sportifs ne se prononçant pas, mais certains vont jusqu’à montrer leur soutien au gouvernement russe. Ainsi le gymnaste Ivan Kuliak portait fièrement sur sa poitrine la lettre “Z”, signe de soutien au gouvernement russe, alors qu’il était 3e sur le podium de barre parallèles remporté par l’Ukrainien Illia Kovtun. Et il n’est pas le seul a affiché son soutien à la politique menée par Vladimir Poutine, les gymnastes Svetlana Khorkhina et Ivan Stretov ont eux aussi publié cette lettre sur leurs réseaux sociaux.
De plus, la Russie est mise au ban de toutes compétitions sportives. Les sportifs russes et biélorusses ont été interdits de participer aux Jeux Paralympiques de Pékin. D’abord autorisés à participer sous bannière neutre par le Comité international paralympique (CIP), le CIP est ensuite revenu sur sa décision, car de nombreux athlètes avaient menacé de boycotter l'événement et “la situation dans le village d’athlètes [...] est devenue intenable” selon le CIP. Le président du CIP, Andrew Parsons, a cependant réaffirmé une forme d’apolitisme sportif « Au CIP, nous croyons fermement que le sport et la politique ne devraient pas se mélanger. Cependant, la guerre a un impact sur les Jeux; dans les coulisses, de nombreux gouvernements ont une influence sur l’événement qui nous est cher ».
« Au CIP, nous croyons fermement que le sport et la politique ne devraient pas se mélanger. Cependant, la guerre a un impact sur les Jeux; dans les coulisses, de nombreux gouvernements ont une influence sur l’événement qui nous est cher ».
Cette ligne de l’apolitisme sportif est bien sûr de plus en plus difficile à tenir. Les différentes fédérations sportives s'impliquent de plus en plus dans les sujets politiques, comme ont pu le faire le CIO ou la fédération internationale de tennis lors de la disparition de la tenniswoman chinoise Peng Shuai. Dans le cas de la guerre en Ukraine, nombreuses sont les institutions sportives à avoir réagit. La FIFA a interdit la Russie de participation au mondial du Qatar, la finale de la coupe d’Europe de football a été déplacée au stade de France, la formule 1 a annulé son grand prix de Sotchi, la fédération internationale de volley-ball a finalement décidé de relocaliser le mondial qui devait avoir lieu en septembre en Russie, la fédération internationale de rugby a aussi retiré la Russie des compétitions internationales auxquelles elle participait…
Ce n’est pas la première fois que des instances sportives réagissent à un événement politique. L’Afrique du Sud avait ainsi été interdit de participer aux Jeux olympiques durant l’apartheid, l’Afghanisation avait été exclu du CIO lors de la prise du pouvoir par les talibans en 1995, des sanctions avaient aussi été prises lors de la guerre en Yougoslavie. Dans le cas russe, c’est la rapidité avec laquelle les différentes fédérations internationales ont condamné les agissements russes qui est à noter selon Carole Gomez, chercheuse en géopolitique du sport, directrice de recherche à l’IRIS.
Bien sûr, il ne faut pas se faire d’illusions, les décisions prises par les instances sportives ne sont aujourd’hui pas la priorité de Vladimir Poutine « C’est un caillou dans sa chaussure. Ce n’est clairement pas sa priorité du moment, avec toutes les sanctions qui s’abattent sur son pays, mais en revanche, c’est un nouveau problème qui vient s’ajouter. » (Carole Gomez pour Radio Canada). Pour Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, ces décisions n’auront pas à elles seules un impact sur la politique de Vladimir Poutine, cependant il “tient à son image” (Pascal Boniface pour Ouest France). Et à la fois les décisions des institutions sportives internationales et les prises de paroles des athlètes russes pour la paix ternissent fortement cette image créée en partie par la politique sportive. Combien de cette image Vladimir Poutine est-il prêt à sacrifier ? C’est là que réside toute l’interrogation.
Sources :
Aubin Lukas, La Sportokratura sous Vladimir Poutine : une géopolitique du sport russe, Bréal, 2021.
Aubin Lukas, « Quel sport power pour la Russie ? », Hérodote, 2017/3-4 (N° 166-167), p. 189-202. DOI : 10.3917/her.166.0189. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2017-3-page-189.htm
Emission Affaires étrangères : le mondial en Russie, sport et politique, France culture, 2018 https://www.franceculture.fr/emissions/affaires-etrangeres/le-mondial-en-russie-sport-et-politique